LES INDICATEURS DE CROISSANCE ECONOMIQUE AFFICHÉS DANS LE BASSIN DU CONGO, SE TRADUISENT-ILS PAR UN MIEUX-ÊTRE DES POPULATIONS ? Par Jean Pierre Banzouzi

jean pierre banzouziSelon les statistiques de la Banque Mondiale et du Fonds Monétaire International, et même parfois les chiffres produits par les officines économiques officielles locales, chargées de l’économie et des finances dans ces pays, le taux de croissance économique en 2011 avoisinerait les 5,07% [1] en moyenne dans le bassin du Congo. Cette croissance économique se déclinerait (par pays) de la manière suivante :

BM= Banque Mondiale : FMI =Fonds monétaire international.

Pays du Bassin du Congo

  • Congo-Brazzaville 4,5% (FMI) 4,2% (BM),

  • Gabon 5,8% (FMI),

  • Guinée Equatoriale 7% (FMI),

  • RDC 6,9% (FMI) 6,8% (BM),

  • Angola 3,1% (FMI) 3,4% (BM),

  • Cameroun 4,1% (FMI) 3,2% (BM),

  • RCA 4,1% (BM) 4,1% (BM).

La question est de savoir si ces chiffres qui affichent un tel optimisme à faire pâlir les pays de l’OCDE – à la traîne et au ralenti dans ce domaine -, se traduisent dans la réalité par l’amélioration des conditions de vie des populations concernées. Mais avant de répondre à cette question fondamentale, qui n’est d’ailleurs pas nouvelle en économie politique, il convient déjà de s’interroger sur l’indicateur de croissance même, considéré comme l’Alpha et l’Omega de la mesure des richesses des nations.

La croissance économique [2] désigne l’augmentation dans la durée du PIB (Produit Intérieur Brut), le PIB agrégat regroupant les valeurs ajoutées des secteurs économiques institutionnels, c’est-à-dire les richesses comptables obtenues par les agents économiques nationaux et étrangers installés dans ces pays et recensés [3]. Cette valeur ajoutée globale doit (en principe) être partagée et se traduire sous forme de hausse de salaires pour les salariés, de hausse de bénéfices pour les entreprises artisanales et autres, de hausse de recettes fiscales pour l’Etat congolais et par la même occasion, de hausse des salaires pour les fonctionnaires et agents contractuels de l’Etat. Pour prendre l’exemple du Congo-Brazzaville, cette richesse serait celle créée par les entreprises appartenant à des congolais, cumulée à celles créées par les entreprises étrangères, souvent les compagnies concessionnaires françaises et autres, résidentes au Congo. Le maniement de tels indicateurs, chargé de donner des satisfécits aux pays concernés doit être interrogé dans la forme comme dans le fond. Certes, les spécialistes reconnaissent eux-mêmes les limites de cet agrégat qui ne prend pas en compte les économies solidaires, creuset de la vie sociale et de la subsistance des terroirs africains. Les officines internationales dans les salons feutrés et cossus ont relégué ces économies dans ce qu’elles appellent tour à tour « économie au noir », « économie souterraine », « économie informelle », – les populations apprécieront – ces métaphores négatives pour nommer le labeur des paysans africains qui nourrissent des générations entières. Sur le fond, la manipulation de tels indicateurs dont elles (les officines) prétendent rendre compte du niveau de richesses créées cache des stratégies de dissimulation des externalités, notamment les conséquences environnementales générées par cette croissance économique en réalité tirée par les secteurs problématiques des mines et hydrocarbures contrôlés par les puissances extérieures. Pour le Congo-Brazzaville en 2011, 70,5% du PIB viendrait du secteur des mines et hydrocarbures, 3,3% seulement de l’agriculture et de la pêche, et 2,2% de l’industrie manufacturière. Ces chiffres même limités montrent le peu d’intérêt pour les économies de terroir. Outre la situation de compétition insupportable – générée par ce dispositif -, compétition que se livrent les pays au point de tomber dans des conflits armés jamais réglés (l’exemple de l’est et de l’ouest de la RDC), ces taux de croissance alléchants ne se sont pas traduits par des changements majeurs dans le quotidien des populations africaines, ni des villes, ni des terroirs. C’est étrange. A qui s’adressent donc de telles informations synthétisées dans ces agrégats euphorisants ? La réponse à ce paradoxe nécessite de questionner froidement cet indicateur, érigé en primat de l’évaluation des sociétés humaines par l’orthodoxie financière des bailleurs de fonds, car il masque des réalités profondes, notamment en ce qui concerne les termes inégaux de l’échange, qui conduisent à de tels indicateurs, non seulement à l’intérieur de ces pays, mais aussi dans les relations avec les partenaires extérieurs. Ces indicateurs ne concernent donc pas les populations africaines dont l’évolution du bien-être est aujourd’hui inversement proportionnelle aux taux de croissance économique affichés par ces officines. C’est une situation indécente puisque dans le même temps, l’aide des travailleurs migrants africains installés de manière précaire dans les pays du Nord (souvent avec des titres de séjour provisoires) apportée à leur famille dans les pays récipiendaires s’est considérablement accrue au point de dépasser «l’aide publique au développement» consentie par les pays riches à l’endroit de l’Afrique sub-saharienne [4]. Le bien-être, parlons-en, est-il le reflet de ces indicateurs de classement dans ces pays du bassin du Congo ?

Nous savons que la théorie du bien-être en occident s’était largement développée à la fin du XIXème siècle avec l’école néoclassique, chantre de l’ultralibéralisme. Les tenants de cette école furent Léon Walras, Carl Menger, Williams Stanley Jevons. Ces auteurs ont été appelés aussi « marginalistes » pour leur utilisation des outils rationnels et/ou mathématiques dans l’économie. Ils ont tenté de formaliser l’utilité (ou la satisfaction) tirée de l’utilisation des revenus par les agents économiques consommant des biens matériels générés par l’économie. Ils ont abouti (en résumé) à la conclusion que le bien-être social était la somme de bien-être individuels. Le développement de ces théories au début du XXème siècle, autour d’Arthur Pigou (The Economics of Welfare), de Pareto, de Hicks, théories soutenant que ce bien-être apparait lorsque que la situation est optimale, c’est-à-dire que les personnes en tirent le maximum de satisfaction sans nuire à la celle des autres. En réalité il s’agissait du « bien-être » de la minorité riche. Ces thèses ont prévalu et donc abouti à la construction d’indicateurs de mesure de ce bien-être matériel. Les travaux de Keynes ont poursuivi dans une certaine mesure ces outils en plaçant cette fois-ci l’Etat providence au centre de ce paradigme, qui par ses politiques macro-économiques devait mener à ce « bien-être » social. Le PIB est donc l’indicateur « incontournable »  pour mesurer ce nirvana défini comme l’amélioration – des conditions de vie, de qualité de vie, de santé, d’éducation, de sécurité – induite par la croissance du PIB. Le classement des pays en pays pauvres et pays riches – par le biais de cet indicateur – inciterait les pays pauvres à rejoindre les pays riches au paradis de ce « bien-être » estampillé matériel. Or, de plus en plus d’études [5] montrent que l’accumulation des biens et des revenus n’est pas toujours source de bien-être dans ces pays dits riches, à en croire les suicides et la hausse vertigineuse de la consommation d’anxiolytiques pour échapper à la violence de ce modèle économique fondé sur une croissance nocive, égoïste et destructrice. Au contraire, un modèle source de bien-être devrait être fondé sur une croissance écologique que les populations du bassin du Congo ont toujours mise en œuvre dans les activités pastorales (les défections d’animaux servant d’engrais pour les cultures agricoles afin de coller au cycle naturel pour ne prendre que cet exemple). La croissance économique actuelle qui se nourrit des violences et des guerres autour des gisements miniers du bassin du Congo peut-elle être source de bien-être pour les populations de ces contrées ? Non. Il faut revenir à l’autre paradigme, le paradigme du terroir africain, qui n’est pas une utopie. Plusieurs civilisations ont appris à vivre avec la nature, à respecter son équilibre, à composer avec elle. Les indiens d’Amazonie ne réclament pas autre chose que de garder leur mode de vie amélioré des progrès de la science par les infrastructures de base innovantes mais qui s’adaptent à leur environnement dont ils maîtrisent les codes depuis des millénaires. Ils n’ont pas besoin de Ferrari pour être heureux. Les artisans-pêcheurs de Mossaka exploitent depuis des lustres leur économie de pêche artisanale et veulent pouvoir vivre de leur activité améliorée des progrès de la science dans le domaine des techniques de capture et d’infrastructures modernes pour le développent de leur terroir. De même, les artisans-pêcheurs de Ntombo-manianga, qui ont su construire un modèle d’économie solidaire de pêche à la nasse à Nzadi-kia-mataka, sur le fleuve Congo [6], doivent pouvoir vivre de leur activité en bénéficiant des services publics de base (hôpitaux ou dispensaires équipés, écoles, instituts sur les techniques de pêche, routes pour évacuer leur production, électricité pour la conservation des denrées périssables etc.). Les artisans-pêcheurs sur le fleuve Kouilou-Niari veulent perpétuer leurs traditions de pêche sans qu’il y ait résurgence des conflits qui désarticulent leurs activités. La pêche artisanale à Pointe-Noire doit pouvoir s’exercer en toute sérénité sans craindre que les côtes puissent être envahies par des marées noires.

Les taux de croissance économique vertigineux des pays du bassin du Congo sont loin de prendre en compte ces problématiques. Dans le secteur agricole notamment, la recrudescence des prix inquiète les terroirs et les populations urbaines. Parmi les facteurs de hausse de prix, mis à part les facteurs climatiques, il y a la raréfaction des terres cultivables occupées aux cultures d’exportation pour nourrir le bétail dans les pays riches et assouvir la voracité de ces populations en viande bovine. La course aux nouvelles terres africaines à microclimat favorable bat son plein dans le bassin du Congo. Le facteur le plus scandaleux, c’est la financiarisation des marchés agricoles soumis à la spéculation et aux anticipations rationnelles depuis la loi Commodity Future Modernization Act [7]. Les spéculateurs bloquent les stocks des denrées pour raréfier l’offre et les libèrent plus tard à des prix exorbitants et font des marges bénéficiaires démesurées. Seulement, ces pratiques ne datent pas d’hier. Déjà au XVIIIème siècle, l’abrogation des Corn Laws – lois britanniques qui protégeaient la spécificité des denrées alimentaires – fut un formidable levier pour les spéculateurs de l’époque qui s’enrichirent sur le dos des pauvres paysans. Après la course aux métaux précieux dans le nouveau monde à la même époque – mettant à feu et sang des civilisations entières -, les denrées alimentaires furent dès lors des marchandises comme les autres soumises à la spéculation. Aujourd’hui, les formidables potentialités du bassin du Congo dans le secteur des ressources halieutiques sont gâchées par l’instabilité des conflits récurrents. Rien que pour la RDC les plans d’eau répertoriés dans le tableau ci-après montrent ces possibilités énormes.

Plan d’eau

Superficie km2

Lac Moero Luapula

1 950

Lac Tanganyika

14 805

Lac Kivu

1 370

Lac Albert

2 424

Bassin du Congo

25 000

Complexe les lacs de Lualaba

10 000

Forêts inondées

38 000

Lac Tumba

765

Pool Malebo

230

Lac Mayi Ndombe

2300

Source : Food and Agriculture organization of united Nations.

Le Congo-Brazzaville n’est pas en reste, le fleuve Congo épine dorsale du pays, et ses affluents, offrent une diversité d’activités pour la valorisation des produits du terroir. Le changement de paradigme est donc un défi majeur pour sortir du modèle actuel de création de «richesses» et de sa mesure et retrouver la finalité des économies solidaires des terroirs africains. A mon humble avis, c’est l’alternative. Il faut donc donner la parole aux paysans africains qui connaissent mieux que quiconque leurs besoins de base. C’est en cela que le centralisme et l’absence de démocratie sont des facteurs d’appauvrissement des paysans qui subissent le diktat des décisions élitaires. Pensez que dans les années 70 au Congo-Brazzaville, un paysan agricole soutenait financièrement un parent fonctionnaire installé à Brazzaville ou à Pointe-Noire. Aujourd’hui, ce n‘est plus possible. Pourquoi ? Parce que l’élite congolaise bloque les entreprises du terroir par son système de management de l’Etat qui ne laisse pas de place à la démocratie ascendante ou participative. La croissance écologique dans laquelle les terroirs du bassin du Congo ont un savoir faire millénaire doit être le creuset d’un bien-être effectif. Ce bien-être là doit construire ses propres indicateurs qui intègrent les dimensions environnementale et cosmique du vivre ensemble. Le PIB et sa logique de production ignore cette maxime. Alors les questions qui taraudent le bon sens sont : quel indicateur ? Pour qui ? Pour quel bien-être ? Les enquêteurs payés à coup de millions de dollars, diligentés pour construire un tel optimisme rassurent sans doute les milieux d’affaires, mais ignorent les populations appauvries du bassin du Congo.

Par Jean-Pierre Banzouzi, Professeur d’économie et de gestion à Paris.

Notes bibliographiques

[1] Chiffre calculé à partir des données du FMI dans son rapport sur les études économiques et financières, perspectives de l’économie mondiale Avril 2012.

[2] Dictionnaire des sciences économiques. PUF.

[3] Définition tirée des méthodes de calcul de l’Insee (Institut National de la Statistique et des Etudes Economiques).

[4] Les transferts de fonds des migrants, un enjeu de développement : rapport de la Banque Africaine de Développement ( BAD) 2007.

[5] Revue : idées économiques et sociales n°168 juin 2012 et rapport de la commission sur la mesure de la performance économique et du progrès social 2009, Stiglitz J., Sen A. Fitoussi J-P.

[6] Lire : Livre : Economie politique des ressources halieutiques fluviales à Ntombo-manianga dans la région de Loumo : terroirs et Etats au Congo-Brazzaville, auteur Jean-Pierre Banzouzi, Ed. EN, 2011. Partenaires, La librairie L’harmattan, Présence africaine, La Compagnie du livre, 76 Rue Albuféra 27200 Vernon
Tél. 02 32 51 2733

[7]loi votée au Congrès Américain en 2000. Revue : problèmes économiques n°3022, du mercredi 22 juin 2011.

Ce contenu a été publié dans Les articles. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Une réponse à LES INDICATEURS DE CROISSANCE ECONOMIQUE AFFICHÉS DANS LE BASSIN DU CONGO, SE TRADUISENT-ILS PAR UN MIEUX-ÊTRE DES POPULATIONS ? Par Jean Pierre Banzouzi

  1. MBOU-ADJOU dit :

    Par cet article j’ai pu revivre le cours d’économie, cette fois ci en parfaite accord avec la réalité de mon pays. Souvent j’ai du mal à faire une transposition. Accepter facilement un indicateur sans pourtant y mettre de la critique. Merci Prof, car avec ce de décortication , je pourrai moi aussi à mon émettre les critiques sur certains indicateurs.

Laisser un commentaire