Tragédie du 04 mars 2012: Creuset d’un véritable Etat-Nation ou tombeau de nos illusions démocratiques?

INTERVENTION DU DOCTEUR PASCAL MALANDA A LA CONFÉRENCE DÉBAT « IMPÉRATIF DE LA RESTAURATION DE LA DÉMOCRATIE AU CONGO » DU 16 JUIN 2012 A PARIS, ORGANISÉE PAR LE CERCLE DE RÉFLEXION POUR DES IDÉES NOUVELLES.

L’histoire de l’humanité est jalonnée de moments fondateurs.  Il s’agit parfois de moments heureux, mais très souvent, ce sont des événements plus ou moins dramatiques ou tragiques qui sont à la base de ces grands changements qui marquent profondément la vie des groupes humains plus restreints ou de l’humanité entière. On peut citer au hasard quelques uns d’entre eux tels que la crucifixion de Jésus qui constitue la naissance du Christianisme, l’hégire qui fonde l’islam, la révolution française qui déclenche le processus démocratique moderne, la révolution russe qui aboutit à la création de l’URSS et l’utopie socialo-communiste, la fin de la deuxième guerre mondiale qui met en marche une prise de conscience européenne aboutissant à la l’édification d’un espace civilisateur commun etc.

Plus proche de nous, nous pouvons noter la guerre civile de 1959) du 15 Août 1960, les 13 14 et 15 1963, le 31 juillet 1968, la conférence nationale de 1972, la Conférence Nationale Souveraine de 1991, les guerres civiles itératives des années 90 etc.

Comme nous le voyons, les moments mentionnés sont presque tous souvent liés à une grande violence qui a généré beaucoup de souffrance.

Les événements qui se sont déroulés le 04 avril 2012 dans notre pays ont été à juste titre appelés « tragédie ». En effet, en simplifiant jusqu’à la caricature les fondements du théâtre grec, on peut dire que si un drame désigne une situation vécue dans laquelle les protagonistes semblent dépassés par l’ampleur de ce qui leur arrive et s’en remettent aux dieux, la tragédie comporte une dose de responsabilité humaine et conduit souvent à la recherche d’un bouc émissaire. Si une catastrophe naturelle a tout du drame soulignant l’impuissance de l’homme face aux éléments déchaînés, un accident tel que celui du 04 mars ne pouvant être imputé à Dieu est vite mis sur le compte d’un individu (ou un groupe d’individus) qui en porte dès lors l’entière responsabilité. Quand le coupable est désigné de façon arbitraire, on parle alors de bouc émissaire (ou de victime expiatoire) dont la mission est de canaliser et dévier la colère des victimes afin de protéger les vrais responsables dont l’incompétence s’avère pourtant patente.

Inévitable ou pas, selon leur ampleur, les tragédies déclenchent dans les communautés qu’elles frappent, plusieurs processus aboutissant à des résultats parfois contradictoires. Les tragédies sont porteuses d’une grande violence qui déclenche à son tour une véritable rage, une indignation, une révolte. Dans son analyse du rapport entre La violence et le sacré (Grasset 1972), le philosophe René Girard montre comment l’homme essaie de conjurer les causes de la violence constatée en construisant des tabous. Il affirme que « S’il y a un ordre normal dans les sociétés, il doit être le fruit d’une crise antérieure, il doit être la résolution de cette crise » Il affirme que le tabou naît du désir humain d’éviter la répétition d’une catastrophe en instaurant un rituel chargé de bloquer ladite répétition. Cette démarche n’est pas forcément couronnée de succès. Le tout dépend de la vision de ceux qui sont chargés de gérer la tragédie, mais aussi de l’état d’esprit de ceux qui sont les destinataires du processus, ici le peuple.

Quand un événement tel que la tragédie de Mpila se produit, la société entière, sous l’impulsion de son élite, peut tirer des conclusions diverses. Ces dernières peuvent servir de base à un dépassement de soi et une évolution vers une société apaisée par le biais de la concertation ou au contraire servir de ferment à de nouvelles frustrations qui vont nourrir de nouvelles explosions toujours plus violentes (escalade)

L’observation de ce qui se passe chez nous depuis 1959, doit nous pousser à nous poser les questions suivantes: Quelle nation construisons-nous? Quel Etat bâtissons-nous?

Malgré les réticences des uns et l’incrédulité des autres, commençons par noter que tout le monde, du nord au sud, de l’est à l’ouest du pays, souhaite (d’une manière ou d’une autre) l’avènement d’une nation solidaire, juste et équitable dans un Etat de droit au service du citoyen. Mais comme nous le savons et le voyons presque tous, le chemin de notre enfer est pavé de très bonnes intentions. Ainsi, malgré notre ferme volonté commune de construire un espace convivial, nous aboutissons malheureusement à une situation absurde où la minorité dirigeante et dominante vante les mérites d’une société apaisée et en plein développement tandis que la majorité dominée dénonce une paupérisation grandissante dans un environnement injuste et couvant des violences futures qui n’attendent que le moment propice pour s’exprimer. Dans ces conditions, l’aveuglement des dirigeants et l’exaspération de la majorité silencieuse n’augure rien de bon pour notre pays.

La violence est tellement ancrée dans notre vécu qu’on a l’impression d’être en face d’une fatalité. Trois ans à peine après notre indépendance en 1960, elle-même précédée par les violences interethniques de 1959, nous avons connu la révolution la plus matinale de l’Afrique postindépendance. Depuis lors, notre histoire moderne est une succession de conflits de plus en plus violents et sanglants. Les périodes de pseudo accalmie entre deux explosions sont chaque fois en réalité la préparation active aux violences futures. Sous la devise: «Si vis pacem para bellum »  (Qui veut la paix prépare la guerre), tous les protagonistes fourbissent leurs armes en attendant d’en découdre avec le camp adverse.

La catastrophe du 04 mars nous livre au moins deux enseignements.

1 Les dépôts publics et privés d’armes et de munitions accumulées à des fins obscures dans des conditions d’amateurisme criminel sont la preuve d’une méfiance et d’un malaise croissants dans notre société. Ces dépôts sont la conséquence et non la cause d’un malaise encore plus profond que nous n’avons jamais voulu regarder en face: le caractère foncièrement ethnocentré de tous les pouvoirs qui tentent de nous représenter.

2 L’explosion ayant eu lieu à Mpila, un des fiefs du pouvoir actuel, les victimes sont plus nombreuses parmi les soutiens inconditionnels et partisans acharnés de ce dernier. Malgré la solidarité de façade et parfois caricaturale à laquelle on a assisté, un vrai clivage nord-sud est réapparu. Déjà à l’occasion des événements de Bacongo Makélékélé en 1993-1994, un premier clivage avait vu le jour et les ressortissants du nord du pays se réjouissaient en disant: « Ils n’ont qu’à s’entretuer, cela nous arrange bien! ». Aujourd’hui, c’est au sud que les voix se s’élèvent pour applaudir ce carnage entre ressortissant du nord: « Ils ont stocké des armes pour nous anéantir, Dieu est grand, elles se sont retournées contre eux-mêmes. »

Le malaise est donc immense dans ce que nous appelons à tort « nation congolaise » mais qui n’est malheureusement encore qu’un ensemble d’ethnies qui peinent à s’accepter et à construire un espace permettant à l’individu de s’épanouir quelles que soient ses origines tribales. L’illusion est encore plus grande dans ce que nous nommons État mais qui n’est pour le moment qu’une structure bancale que les tenants du pouvoir, quelles que soient leurs origines, s’empressent à mettre au service de leur groupe ethnique d’abord avant de l’assujettir au cercle plus restreint du clan puis de la famille. Le positionnement politique de plus en plus arrogant et indécent des membres de la famille proche du  président de la république en est la preuve patente. Le contrôle des pans entiers de l’économie nationale, pendant que l’essentiel des revenus générés par la nation se retrouve capté par une minorité qui hypothèque le développement du pays, est un révélateur de l’immense malaise socioéconomique et politique dans lequel plonge chaque jour notre pays. On assiste alors à un phénomène paradoxal de croissance économique à double chiffre en même temps qu’une paupérisation grandissante de la population.

Ce phénomène est-il l’apanage du pouvoir actuel ? A l’évidence non. Aucun pouvoir n’a échappé à cette cruelle logique. Depuis Youlou (…a tout volé), le lari remplacé par Massambat-Débat le Kongo de Boko, jusqu’à Sassou II le Mbochi qui a remplacé Lissouba le Nibo, le nouveau pouvoir a toujours dénoncé la dérive ethno régionaliste de ses prédécesseurs. Le système a atteint son paroxysme sous Sassou pour la simple raison de la longévité de ce dernier au pouvoir. Les quelques années qu’il a passé à la tête de la mairie de Brazzaville ont fait de Kolélas le chantre d’une gestion clanique d’abord, puis familiale (avec l’influence grandissante de ses enfants dans la gestion de cette institution). Quant à Sassou II, n’est-il pas revenu au pouvoir en dénonçant la régionalisation grandissante du pouvoir de Lissouba de plus en plus otage des bembés? Pour sa part, en cinq de pouvoir, Lissouba a su dilapider le précieux capital de la Conférence Nationale Souveraine en se laissant enfermer dans une logique basée sur  la pression de groupes ethniques alliés et sur l’affrontement brutal des groupes opposés à sa démarche politique. Chaque fois, un homme fort arrive à imposer progressivement à l’ensemble de la société sa vision étriquée du développement socioéconomique. Pour y parvenir, il s’efforce de vider l’Etat de ses prérogatives au profit de groupuscules égoïstes, oubliant qu’un vrai développement passe par un Etat fort.

Au vu de ce qui se passe à Brazzaville aujourd’hui où, même au sein du grand Nord des voix commencent s’élever pour dénoncer une gestion de plus en plus clanique et familiale du pouvoir, force est de constater que notre mal est plus profond que nous ne voulons le reconnaître. Le départ de Sassou, même s’il est souhaitable, n’est donc pas la condition sine qua none de notre salut. Ce départ, même obtenu (et encore dans quelles conditions ?) ne peut être suffisant à sortir le Congo de l’impasse actuelle. Il nous faut avant tout briser le cercle vicieux de la médiocrité et de l’exclusion dans lequel nous nous sommes enfermés pour entrer enfin dans un cercle vertueux qui remettra l’homme au centre de nos préoccupations basées sur la justice, l’équité, le développement économique et humain afin d’accéder au bien-être généralisé dans un Etat fort. S’agit-il d’un angélisme lié à une grande naïveté, ou d’un rêve qui permettrait d’explorer des pistes jusque là ignorée ? L’avenir nous le dira.

Le rôle des intellectuels serait donc, par leur engagement, de créer les conditions permissives à l’avènement d’une société réellement pacifiée, orientée vers le développement intégral. Parmi ces conditions, citons l’établissement d’une confiance indispensable entre les communautés qui composent notre proto-nation.

De mes échanges avec Bongo Nouara, j’ai retenu une chose: Nos compatriotes du nord se méfient de tout pouvoir « sudiste » qu’ils considèrent comme foncièrement anti-nordiste. Selon lui (et les faits semblent lui donner raison) dans les discours des hommes politiques du sud, rares sont les attitudes rassurantes à l’égard du nord. Cette position de Bongo Nouara reflète une conception plus radicale et fondatrice incarnée par Noumazalay. Ce dernier s’est plaint juste après l’indépendance, d’être marginalisé en sa qualité de rare représentant du nord du pays au sein du pouvoir. Il s’est souvent senti seul, incompris et humilié. Noumazalay s’est alors attelé à renforcer par un jeu complexe la présence des ressortissants du nord au sein du pouvoir. C’est lui qui inspira les jeunes officiers du nord lancés à l’assaut du pouvoir en juillet 1968. A partir de ce moment, un véritable rattrapage sera organisé et institutionnalisé par le biais d’un système baptisé par la rue « Yaka noki-noki ». En l’espace d’une décennie, des milliers de cadres sont formés (parfois au rabais) qui vont occuper les postes clés de l’administration et de l’armée. Quand Sassou I arrive au pouvoir en 1979, le système a atteint et même largement dépassé son objectif initial. Ses effets pervers deviennent de plus en plus visibles: gabegie, népotisme, exclusion etc. Les anciens marginalisés se sont transformés en dominants oubliant peut-être que les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets.

Cet amer constat étant fait, la question logique qu’on doit se poser est la suivante: Quelles sont les solutions possibles pour sortir de cette impasse ?

Loin de nous la prétention de proposer des solutions miracles dont la simple application nous conduirait au bonheur national absolu. Loin de nous également la tentation de désigner les vrais et uniques responsables de notre tragédie. Loin de nous enfin l’aspiration à la simplification selon laquelle tout le monde est responsable au même titre. La responsabilité est certes partagée, mais les niveaux d’implication sont variables.

La tragédie de Mpila peut être considérée comme un moment fondateur permettant une prise de conscience profonde du caractère bancal de l’édifice que nous nous évertuons à construire. Elle est le nième symptôme de l’échec de notre « vivre ensemble ». D’aucuns affirment qu’il nous suffirait de repartir aux conclusions de la Conférence Nationale Souveraine pour retrouver le chemin de la démocratie, remettre en quelque sorte le pays sur les rails du développement et aiguiller la société vers la concorde nationale. Avec le recul, nous pouvons constater aujourd’hui que la Conférence Nationale Souveraine portait déjà en elle les germes de son échec. Théâtre de déballage débonnaire, revanchard et parfois bon enfant des uns, scène d’un négationnisme surréaliste et vindicatif des autres, cette grand-messe s’est perdue dans les méandres de revendications fantaisistes, de batailles de chiffonniers pour des per diem tandis que les vrais problèmes qui minaient le pays étaient passés sur le compte pertes et profits. Rien d’étonnant alors de voir que la CNS ait abouti à une transition conflictuelle ayant elle-même débouché sur un nouveau pouvoir combattu dans l’œuf par une opposition farouche et quasi irrationnelle. De son côté, le nouveau pouvoir se livrait à une répétition quasi systématique des erreurs dénoncées depuis l’indépendance. Dès 1993 et malgré les recommandations de la CNS le pays a inauguré un cycle des conflits de plus en plus meurtriers. La CNS a échoué à devenir un moment fondateur, elle est au contraire devenue une coquille vide, une référence nostalgique tout juste bonne à satisfaire la soif incantatoire de certains compatriotes et la risée revancharde des autres.

Depuis la fin du cycle de guerres que nous avons connu dans les années 90, et l’explosion de futures violences que tout le monde sait imminente, chacun essaie de conjurer le sort. Mais compte tenu de l’hypocrisie des uns et de la pseudo intransigeance des autres, ni les « Concertations sans exclusive » ni les « Concertation d’Ewo » ni d’autres concertations basées sur la même méfiance avec dés pipés d’une part et naïveté coupable de l’autre, ne nous permettront de sortir de la quadrature de cercle actuelle.

La tragédie de Mpila, parce qu’elle a frappé le système qui n’a pu la prévenir est un peu le serpent qui se mord la queue et devrait montrer l’absurdité de notre démarche sociopolitique. Elle devrait surtout nous pousser à nous arrêter un instant et à nous interroger sincèrement sur notre passé et notre futur. Elle serait alors le creuset qui transforme notre passé récent fait de haine et d’exclusion en un avenir proche radieux dans une nation réellement réconciliée et centrée sur la prospérité de l’être humain dans un Etat fort. Pour y parvenir, une des pistes serait de semer dans notre pays une culture de non-violence à l’image de ce que fit Mahatma Gandhi en Inde et dans une moindre mesure Mandela en Afrique du Sud. Le succès de la démarche n’est pas garanti, mais le jeu en vaut peut-être la chandelle.

Pascal Malanda [email protected]

Membre du Vuurbloem : Centre flamand de la communication non-violente.

Compte rendu de la conférence du 16 juin 2012 à PARIS sur le thème « l’impératif de la restauration de la démocratie au Congo Brazzaville »

Diffusé le 20 juin 2012, par www.congo-liberty.org

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