Neuf jours chez les Pygmées du Congo

Jour 1. Vendredi 13 mai. Arrivée à Impfondo, un préfet accueillant

Depuis Brazzaville, c’est à bord d’un Falcon 50 que nous fonçons à la rencontre de l’un des derniers peuples de chasseurs-cueilleurs de la planète. Une heure de trajet dans l’un des plus beaux joyaux de la technologie occidentale, pour un bond en arrière de 10 000 ans. Sacré voyage.

Sorel Eta, âgé de 37 ans, sera mon guide. De tous les Bantous du Congo, c’est sans doute lui le plus fin connaisseur des Pygmées, qu’il fréquente depuis quinze ans.

Il resterait moins de 200 000 Pygmées dans toute la forêt équatoriale d’Afrique, disséminés dans huit pays : les deux Congos, République centrafricaine, Gabon, Cameroun, Rwanda, Burundi et Ouganda. Ce sont les derniers témoins de l’humanité d’avant l’invention de l’agriculture. Faut-il rappeler que, nous les agriculteurs, nous ne sommes que des bleus-bites sur Terre ! Nous avons débarqué il y a seulement 10 000 ans, alors que les chasseurs-cueilleurs arpentaient déjà le monde depuis 190 000 ans ! Derniers rescapés de l’enfance de l’humanité, rien que pour cela les Pygmées devraient faire l’objet d’un immense respect. Rien de plus, rien de moins.

On entend déjà les tenants de la science, du progrès, du génie humain (!) : ces Pygmées, ont-ils bâti des pyramides ? inventé l’écriture ? la bombe atomique ? et l’iPhone ? ou encore le Château d’Yquem ? Même pas ! Mais réfléchissons un peu : derrière cette stagnation apparente des Pygmées, il existe une chose infiniment précieuse que nous, les « civilisés », recherchons désespérément pour éviter l’implosion écologique de la planète : un mode de vie durable ! Voilà des dizaines de millénaires que les Pygmées ont inventé le développement durable !

La forêt leur fournit tout ce dont ils ont besoin pour une vie facile, heureuse et éternelle : nourriture, habits, abris, médicaments, miel, alcool, plantes à fumer, contraceptif, Viagra naturel, instruments de musique…

Dans un désir louable de démocratie, le Congo-Brazzaville est le premier pays de la région à reconnaître les droits des Pygmées. La loi du 27 février 2011 fait d’eux des citoyens à part entière, dotés du droit de vote. Certains de ses articles en disent long sur le sort actuel de ce peuple. Ainsi, le 7 stipule que « sont interdits à l’égard des populations autochtones les actes de torture ou autres peines ou traitements cruels, inhumains et dégradants, l’atteinte au droit à la vie et à l’intégrité physique et morale ». L’article 9 précise que « sont interdites, sous toutes leurs formes, la traite et l’exploitation sexuelle des enfants et femmes autochtones ». Enfin, le 30 : « Les populations autochtones ne peuvent être soumises à aucune forme d’esclavage. » Mais cette loi suffira-t-elle pour détricoter plusieurs siècles d’habitudes ? Petit doute. Autre interrogation plus grave : est-ce que l’assimilation est la meilleure option pour les Pygmées ? Gros doute !

À bord de l’avion qui nous emmène, Sorel, une flûte de champagne à la main, explique comment il en est venu à s’intéresser au sort des Pygmées. Ou plutôt des autochtones. Car, désormais, la loi assimile le mot « pygmée » à une injure.

Alors, Sorel, ton histoire d’amour avec les Pygmées (au diable, la loi), comment a-t-elle commencé ? « En 1996, j’étais forestier dans le département de la Likouala. Quand j’ai vu que les villageois les traitaient en esclaves, cela m’a fait mal. J’avais alors 22 ans, je me suis dit il faut que j’aide ce peuple. J’ai commencé à partir me balader avec eux en forêt, à danser avec eux. Puis j’ai collecté des vêtements pour eux. Enfin, j’ai démissionné de mon boulot pour les aider. » En 2001, le jeune Bantou fonde l’association Regard aux Pygmées avec pour objectif d’identifier, d’inventorier et de sauvegarder le patrimoine culturel immatériel des Pygmées akas (musiques, danses, contes, rituels…)

« À Brazzaville, j’ai sollicité les organisations internationales, j’ai organisé des expositions. L’Unesco m’a aidé à enregistrer un CD de leur musique en 2003. J’interpellais les autorités sur le sort des Akas à la radio et à la télévision. » Se rendant compte de la sincérité de Sorel, les Pygmées commencent à lui confier les secrets de la forêt. Aujourd’hui, le jeune Congolais poursuit son combat en gérant à Brazzaville une galerie ethnologique qui appartient au propriétaire de la Gazette de Brazzaville.

En fin de matinée, nous quittons Imfondo pour embarquer à bord de la « canonnière » du préfet. Installés sur le toit, deux militaires armés chacun d’un fusil-mitrailleur veillent au grain. Ils cuiront toute la matinée sans se plaindre. Durant plus de trois heures, nous remontons l’énorme Oubangui, la Seine à côté ressemble à un ruissele.

Rien ne bouge sous le soleil assassin, sinon quelques pêcheurs jetant leurs filets, debout dans leur pirogue. « Quand j’étais enfant, il y avait de nombreux hippopotames par ici, mais ils ont tous disparu », lâche le préfet, qui s’est déchaussé pour être plus à l’aise.

Le canot ne cesse de zigzaguer au ralenti entre les bancs de sable. Les pluies sont en retard cette année ! Le préfet s’impatiente.

De loin en loin, un village rompt la monotonie du paysage. Enfin Bétou ! Le caméraman de la télévision nationale est le premier à descendre du bateau pour filmer le débarquement du préfet, sous la clameur de centaines de villageois. Chants, danses, bousculades, cris, sueur… De jeunes femmes très excitées brandissent des bouteilles de bière.

Nous apercevons alors nos premiers Pygmées. Regroupés à part des Bantous, ils manifestent la même joie avec des chants et des danses. Première surprise : ils ne sont pas aussi minuscules que nous l’imaginions. Peut-être une tête de moins que les grands Noirs. Sur les vieilles photos du XIXe siècle, leurs ancêtres paraissent nettement plus petits. La raison en est-elle un léger métissage avec les Bantous ? Deuxième surprise (et regret), ils ne sont pas à moitié nus recouverts de feuilles comme dans les vieux films de Tarzan. Ils portent tee-shirts, pantalons et boubous fatigués.

Il faut que nous parvenions à les convaincre de nous accueillir dans leur village. Sorel, qui parle un peu leur langue, part en chasse. En fin de journée, un jeune autochtone de 20 ans, bien habillé, parlant français, vient nous trouver. Il se présente avec douceur : « Mon nom est Brice Kaya, je suis l’instituteur des Pygmées de Bétou. » Il enseigne le français, le calcul et la culture à une trentaine d’élèves entre 6 et 12 ans. Il a surtout entendu parler de notre quête et se propose de nous emmener, le lendemain, au campement de ses parents, situé à une dizaine de kilomètres en forêt.

Kaya parti, Sorel tente de m’éclairer sur ce fameux esclavage des Pygmées par les Grands Noirs. Il lève les yeux au ciel : « dès le XIXe siècle, les Pygmées ont commencé à s’installer à proximité des villages bantous pour profiter de leur protection. Pour autant, cela ne les empêche pas de continuer à parcourir la forêt pour se procurer leur nourriture et les objets dont ils ont besoin pour vivre. Peu à peu, il s’est créé des liens de soumission au profit des Grands Noirs. Ceux-ci leur ont fait défricher la forêt, cultiver leurs champs ou encore accomplir d’autres tâches pour rien ou contre quelques objets en fer, des vêtements, de l’alcool. Chaque famille bantoue possède ainsi ses Pygmées transmis de père en fils, mais contrairement aux vrais esclaves, ils ne peuvent pas être vendus. »

Aujourd’hui, il existe encore, perdus dans la forêt, loin des villages, quelques groupes de Pygmées vivant traditionnellement, chassant encore l’éléphant à la sagaie, mais ils ne représentent plus que quelques milliers d’individus. Quand les forestiers tombent sur eux, ils les traitent d’animaux afin de les inciter à déguerpir des lieux et à rejoindre les villages. « Le gros problème avec les autochtones, c’est qu’ils ont un grand complexe d’infériorité », conclut Sorel. Là-dessus, nous allons nous coucher.

Comme convenu, Kaya l’instituteur passe nous prendre de bon matin, accompagné par deux de ses frères. Après une demi-heure de route, nous abandonnons la voiture pour emprunter un sentier dans la forêt.

La végétation s’amuse à nous compliquer la marche : les racines multiplient les croche-pieds, les tiges barbelées s’agrippent aux vêtements, tandis que les lianes pratiquent avec grâce l’art de la cravate. Étrangement, les animaux sont absents. Aucune bête féroce à guetter dans les fourrés, pas de serpent venimeux se dressant à chaque pas. Une confidence : l’enfer vert n’est qu’une invention d’explorateurs voulant se faire mousser. Rien de plus paisible qu’une jungle, sinon les cris d’oiseaux et le crissement monotone des cigales. Les autres habitants préfèrent s’enfuir avant même d’être repérés. Quant aux gorilles et aux éléphants, ils ont depuis longtemps été exterminés à proximité des zones habitées.

En avançant d’un bon pas, Kaya chantonne en français : « Je m’engage librement… » Après trois quarts d’heure de marche, nous voici enfin au campement de ses parents. Il est rudimentaire : quelques huttes rondes recouvertes de feuilles, deux cases rectangulaires, en pisé.

Une marmite qui fume sur un feu de bois. Prévenus de notre arrivée, les parents de Kaya nous attendent : Dilongo et Boko, entourés de trois ou quatre adultes et d’enfants. Un grand dénuement règne.

Sorel parvient à les amadouer en distribuant des cigarettes. Un sésame efficace en forêt. Les Akas adorent fumer. Kaya explique que sa famille n’occupe ce camp que quelques semaines par an, lorsqu’elle désire chasser ou encore pour récolter les chenilles en juillet. Grillées, c’est un délice, paraît-il. Un petit goût de noisette…

Mais en cette fin du mois de mai, c’est le miel sauvage que les Pygmées recherchent. Pour s’en procurer, ils manifestent autant d’obstination qu’un people à la recherche de caviar dans un buffet. Justement, les Akas ont repéré un arbre à miel à proximité du camp. Ils acceptent de nous y mener. Un Aka empoigne une hache, l’autre une bûche enflammée dans le feu. C’est tout ce dont ils ont besoin, les autres accessoires nécessaires à la récolte seront fabriqués sur place.

Après une demi-heure de marche dans la forêt, nous finissons par trouver l’arbre à miel. C’est un géant de la forêt. Sans attendre, les Pygmées se mettent à l’ouvrage : Imayi confectionne deux torches avec des branchages et des feuilles pour enfumer et engourdir les abeilles.

Messe entreprend la confection du panier en rotin local garni de feuilles qui servira à descendre le miel. Imbo arrache de longues lianes destinées à hisser et à descendre le panier. Enfin, Lamou le grimpeur noue des lianes afin de fabriquer un harnais de sécurité. Son ouvrage achevé, il entame l’ascension de l’arbre avec la facilité d’un citadin empruntant un escalator.

Il se place en face de l’ouverture du nid pour y introduire les torches qui dégagent une épaisse fumée. Quand les abeilles commencent à voler lourdement, il introduit sa main dans le tronc pour récupérer les rayons de miel qu’il arrache sans plus de cérémonie. Les morceaux, placés dans le panier, sont aussitôt descendus à terre.

Chacun se précipite dessus pour attraper sa part du butin. Pas de chichi, chacun mord à pleines dents dans les rayons, mastiquant vigoureusement le miel et la cire ensemble.

Les yeux brillent de plaisir. Le miel coule sur les mentons.

Rien ne peut troubler la jouissance des Akas, pas même les piqûres d’abeilles qui commencent à se réveiller. Une fois rassasié, chacun enveloppe une part du butin dans une feuille pour la rapporter au camp. Une étude menée chez les Aka voilà quelques années estime que leur consommation de miel est effarante : environ 16 kilos par individu et par an. Seize fois plus que le Français ! Tout bien pensé, cette façon de se procurer du miel est à peine plus compliquée que de se rendre à la supérette du coin de la rue. En prime, elle est gratuite et ne génère ni déchets ni émissions de gaz à effet de serre. Cette récolte peut être aussi considérée comme durable, puisque les Pygmées prennent soin de laisser du miel aux abeilles afin que la colonie puisse survivre. Ce qui est valable pour le miel l’est pour toutes les autres ressources prélevées dans la forêt par les Pygmées.

Pour laver leurs mains poisseuses et étancher leur soif, mes compagnons n’ont pas besoin de robinet ou de creuser un puits. L’un d’eux tranche une section de liane et de l’eau limpide et rafraîchissante se met aussitôt à couler.

Sur le chemin du retour, nous traversons une zone récemment défrichée. Des troncs fumants sont enchevêtrés sur le sol, tel un mikado géant. Imayi explique qu’ils ont mis trois semaines, à sept hommes, pour raser ce coin de forêt à la demande d’une mamma bantoue. Il faut dire qu’il n’y a que les Pygmées pour savoir abattre des arbres de 30 ou 40 mètres de hauteur, à la hache. Ils s’attachent au tronc à 5-6 mètres de hauteur, là où la circonférence de l’arbre est moins grande. Ce qui réclame une force et une adresse formidables.

Quel salaire ont-ils reçu pour leur peine ? « Nous avons demandé chacun une radio, mais nous ne l’avons pas encore reçue », répond l’un d’eux. L’équivalent de 15 euros… Quant aux femmes qui ont réalisé le débroussaillage, elles ont eu droit à un peu de manioc et à des bananes douces. Un salaire d’esclave. Mais les Pygmées ne pouvaient pas refuser ce service à leurs maîtres. Néanmoins, Sorel juge bon d’apporter une précision : « Avant de condamner la mamma, il faut savoir qu’elle est probablement aussi pauvre que ces Pygmées. Elle n’a sûrement pas les moyens de payer un bûcheron bantou qui utilise une tronçonneuse. Pour nourrir ses enfants, elle est donc obligée de faire appel aux autochtones en les payant presque rien. » C’est un point de vue…

Revenus au campement des parents de Kaya, nous distribuons les cadeaux promis : tissus pour les femmes, shorts et vêtements pour les hommes et les enfants.

En discutant avec Imayi, nous apprenons qu’il est employé par la compagnie forestière Likouala Timber, installée à Bétou, pour repérer en forêt les arbres précieux. Lui-même participe à la destruction de son milieu sans vraiment comprendre l’enjeu. Les bûcherons abattent des espèces utiles aux Akas, tracent des pistes qui attirent les agriculteurs et font un raffut du diable qui effraie la faune. Ainsi, la Likouala Timber exploite dans la région deux énormes concessions de 525 000 hectares ! Chaque jour, ses bûcherons extraient des centaines d’arbres précieux de la forêt : le sapelli (teck africain), l’okoumé, l’acajou, le sipo, l’aniégré… Une fois abattus, les géants de la forêt sont débités en milliers de planches, sur place, à Bétou. Même si la Likouala Timber affirme respecter un cahier des charges durable, le massacre à la tronçonneuse perturbe forcément le mode de vie des Pygmées.

Par exemple, plusieurs des essences précieuses abattues sont aussi celles qui assurent le gîte et le couvert aux chenilles qui constituent une source en protéines importante pour les Pygmées. Imayi le sait bien, mais il n’a pas le choix. « Si on refuse de marquer les arbres à chenilles, ils vous répondent : c’est toi qui as fait la forêt ? »

Après une nuit de repos à Bétou, nous voilà repartis en compagnie de Gilbert, le préfet qui ne rêve qu’à ses deux Mercedes : la 500, de sa propriété francilienne, et son ultrapuissante V12, achetée à Jean-Paul Belmondo et qu’il utilise à Brazzaville. Aujourd’hui, nous nous rendons à Enyellé, une modeste bourgade, capitale du royaume sur lequel règne la famille du préfet depuis des lustres. « Je suis l’héritier du chef local », glisse-t-il avec une fierté non dissimulée. « Mon grand-père gouvernait des milliers de Bantous et des centaines de Pygmées. Attendez-vous là-bas à un accueil encore plus chaleureux qu’à Bétou ! » Heureusement qu’il nous a prévenus, la ferveur des villageois vaut bien celle de groupies guettant Lady Gaga à la sortie d’un concert. Les femmes vêtues de leurs plus beaux boubous frappent des mains et s’égosillent. Quelques-unes se mettent à danser en faisant virevolter à grands coups de reins leur jupe en raphia.

La sueur couvre les visages. Les enfants, d’abord disciplinés sous de grands parasols de couleur, se précipitent à la suite des officiels en agitant bras et jambes dans tous les sens. Eux aussi hurlent de bonheur.

À un moment, le préfet se retourne pour nous désigner « ses » autochtones regroupés à part. Ce ne sont pas les moins démonstratifs. Ils chantent à s’en faire péter les poumons. Les bouches édentées découvrent de petites langues roses qui frétillent de bonheur.

Les chants polyphoniques pygmées sont uniques, ils suivent des règles très complexes qui stupéfient les musiciens du monde entier. Deux femmes minuscules et plus très jeunes sortent du rang pour danser avec rage. Les feuilles qu’elles ont fixées à leur ceinture accentuent chaque balancement des hanches. Le préfet se tourne vers nous aux anges. Combien il est aimé ! Combien il est important ! Derrière lui, son chef de sécurité tente tant bien que mal de cacher dans son dos la mitraillette qu’il tient à la main.

Mauvaise nouvelle : depuis Enyellé, il ne sera pas possible de visiter un groupe d’Akas menant une vie totalement traditionnelle. Le plus proche se trouve à plusieurs jours de marche. Nous n’avons ni le temps ni l’équipement nécessaire. Bref, il nous faut nous rabattre sur un camp d’Akas sédentarisés. Jean-Pierre, professeur d’anglais et d’arabe à Enyellé, frère du ministre du Tourisme du Congo, nous invite à séjourner dans le campement de « ses » Pygmées installés à huit kilomètres du village. Faute de mieux, nous acceptons.

Quelques heures plus tard, nous voilà donc au milieu d’une demi-douzaine de petites cases rectangulaires en torchis. Prévenus par Jean-Pierre, les habitants nous observent avec curiosité.

Un Blanc, se disent-ils ! Il y aura certainement des cigarettes et des cadeaux à en tirer. Un homme s’approche en souriant. Peut-être mesure-t-il 1 m 55. Ses cheveux sont coupés très court. Il arbore une maigre barbe poivre et sel. Son front est barré horizontalement par des tatouages à peine visibles, bleutés.

Il se présente : Demba. Ou encore Joachim, qui est le prénom que lui ont donné les Grands Noirs. Il nous présente ses deux épouses, Mouala (Henriette) et Mbéli (Rosalie). Animistes et souvent sans existence légale, les Akas ne sont soumis à aucune contrainte matrimoniale.

Ce trio partage une longue cabane avec les enfants non encore mariés. Aucune séparation intérieure : simplement isolés par une moustiquaire, les lits des deux épouses sont disposés à chaque extrémité de la case. Demba explique qu’il dort deux jours avec l’une, puis deux jours avec l’autre, de façon à ne pas créer de jalousie.

Dans un coin, quelques bûches posées à même le sol constituent le foyer. La fumée s’échappe par les nombreux trous dans le mur. Des marmites en fer, des seaux et des bidons en plastique. Là, une hotte en osier qui contient des racines blanches et des feuilles. Le seul élément de modernité est une vieille radio qui émet de la musique. Les Pygmées ne s’encombrent pas d’objets. S’ils ont besoin d’un récipient, d’un instrument ou de quelque autre ustensile simple, ils le fabriquent sur-le-champ avec ce qu’ils trouvent dans la forêt : branches, feuilles, lianes… Et ils l’abandonnent dès qu’ils n’en ont plus besoin. Inutile de s’encombrer.

N’Goma, le fils aîné de Demba, vit avec sa frêle épouse Moubala, dans une petite case séparée. La jeune femme porte un bébé sur la hanche. Les femmes akas, c’est bien simple, ou bien sont enceintes ou bien allaitent ! Les naissances s’enchaînent. Quand un enfant commence à marcher, le suivant s’annonce déjà. On accouche à la maison, rarement au dispensaire. Avant de prendre épouse, un Pygmée doit faire ses preuves. C’est pourquoi N’Goma a dû séjourner plusieurs mois chez ses futurs beaux-parents pour leur prouver sa capacité à entretenir une famille.

Chez les Pygmées akas, le mari et la femme sont complémentaires : à lui de chasser, de récolter le miel, de cueillir les chenilles ; à elle de pêcher, de rabattre le gibier vers les filets, de collecter la nourriture dans la forêt, de préparer les repas. En forêt, c’est aussi la femme qui construit les huttes en feuilles. Au village, c’est plutôt l’homme qui édifie les cases en pisé plus difficiles à bâtir.

Dès leur plus jeune âge, les enfants aident leurs parents sans passer par la case adolescents rebelles. Les garçons sont circoncis, les filles ne sont pas excisées. Quand les couples ne s’entendent plus, ils se séparent. Enfin, signalons l’absence de chefs héréditaires chez les Pygmées. Ils vivent dans une sorte de société égalitaire fondée sur la famille. En général, c’est le plus âgé du clan, le mbaï, qui prend les décisions et tranche les petites disputes. Mais il lui faut l’approbation des autres. Le toumba, c’est le maître des chasseurs, car le plus compétent en la matière. Enfin, le nganga est le devin-guérisseur qui connaît tout des secrets de la forêt et des plantes médicinales. Pour en savoir plus sur la société des Pygmées akas, lire l’excellent ouvrage d’Abel Koulaninga, L’éducation chez les Pygmées de Centrafrique (L’Harmattan).

La nuit commence à tomber. Les Akas se rassemblent autour du feu afin de profiter de la distribution de bonbons, de cigarettes et d’alcool de palme. Deux gros tambours sont sortis pour faire la fête. L’un est couché sur le sol afin que le joueur puisse s’y asseoir à califourchon. Il presse la membrane avec un talon pour faire varier la hauteur du son.

Demba, la fille du vieux Demba, pure beauté de 16 ans, tout en dansant, chante d’une voix très aiguë. Elle pépie : « kwi-kwi, kwi-kwi ». Au tambour, son compagnon Ebende fronce les sourcils. Il a déjà remarqué que les pépiements de Demba excitaient les autres hommes. Mais apparemment, elle s’en moque et continue de plus belle.

Les Akas continuent à chanter et à danser tard dans la nuit, jusqu’à épuisement de l’alcool de palme.

Après une nuit de fête et d’orage, la forêt se réveille ruisselante, obligeant les Pygmées à repousser la partie de chasse qu’ils avaient programmée. Pour patienter, ils réparent leurs filets servant à piéger les gazelles, porcs-épics et gros rats. Jugeant les fourrés suffisamment secs, ils se mettent en route. Nous sommes une bonne trentaine, les femmes et les enfants derrière. La chasse au filet réclame de nombreux rabatteurs. Quelques femmes en profitent pour fixer sur leur dos une hotte dans laquelle elles comptent mettre les comestibles découverts sur leur route : feuilles, racines, fruits… Et Dieu sait si la forêt est généreuse pour qui sait voir. C’est un vaste hypermarché totalement gratuit, avec que des produits bio

C’est Demba père qui dirige les opérations de chasse. Il indique où dérouler les filets à ses fils. Pendant ce temps, femmes et enfants s’éloignent en formant un arc de cercle. Au signal, ils reviennent vers le filet en poussant des cris et en secouant les branches pour effrayer le gibier. La première battue ne donne rien. Ni la deuxième, ni la troisième, ni la quatrième. Ni même après qu’un vieux a balayé le filet avec des feuilles selon un rite magique.

Ou bien la réputation de grands chasseurs des Pygmées est usurpée, ou bien la forêt est vide. La seconde hypothèse est la plus vraisemblable. La sédentarisation des Akas et le défrichement entraînent une raréfaction du gibier. Quant aux éléphants et aux gorilles, n’en parlons pas, cela fait belle lurette qu’ils ont été exterminés ou qu’ils ont fait leur baluchon.

Demba n’est pas très étonné de revenir bredouille. Cela le fait même rire. Pour abattre du gros gibier, il aurait fallu marcher plusieurs jours pour atteindre une zone vierge. Là où habitent encore quelques groupes isolés. Son frère vit ainsi à cinq jours de marche avec un clan nomade chez qui il a pris femme. « Je m’y rends environ une fois par an pour lui apporter des cigarettes et des cartouches. Là-bas, ils chassent encore l’éléphant », souffle-t-il.

Sorel a beaucoup réfléchi à cette situation : « Les Pygmées ont un grand sentiment d’infériorité. Les forestiers qui les rencontrent dans la forêt leur disent qu’ils vivent comme des animaux, pas comme des hommes. Alors, ils les croient et viennent s’installer près des villages. Et puis ils aiment tellement fumer et boire qu’ils ne repartent plus. » C’est l’histoire des papillons de nuit piégés par la lumière.

Nous retournons donc au camp sans gibier. Heureusement que les femmes ont rempli leurs hottes. La voiture du préfet nous récupère pour retourner à Enyellé.

Ce matin, nous n’attendons plus que le préfet pour quitter Enyellé. Pour patienter, nous discutons avec le directeur du cadastre qui nous éclaire sur la difficulté des Pygmées à revendiquer leurs terres, malgré la loi qui en fait des citoyens à part entière. « L’État congolais a entrepris la privatisation de la forêt, mais des titres de propriété ne sont remis qu’à ceux qui peuvent apporter la preuve de la présence ancestrale de leur famille sur un territoire donné. C’est un processus administratif long, compliqué et qui nécessite suffisamment d’argent pour le paiement des taxes. » Autant dire que c’est hors de portée du Pygmée illettré et dépourvu d’argent.

Sur le chemin du retour, le préfet tient absolument à nous présenter « ses autochtones », vivant sur le domaine de 2 700 hectares qu’il possède au nord d’Impfundo. Gilbert est un entrepreneur dans l’âme. Il a déjà fait abattre 400 hectares de la forêt de ses petits protégés pour planter 400 hectares de palmiers à huile. La surface passera bientôt à 1 000 hectares. Ce n’est pas tout, il compte encore implanter une savonnerie et une scierie. Gilbert est un businessman avisé. Ses Akas sont tous présents pour l’accueillir, attifés de leurs plus beaux atours. Ils arborent fièrement des tee-shirts neufs à l’effigie de leur président de la République, qui, visiblement, viennent de leur être remis. Ils se mettent aussitôt à chanter et danser. Mon Dieu, que cela semble spontané ! La larme qu’écrase délicatement le préfet, elle, a l’air sincère. Et sa secrétaire, touchée par une telle manifestation d’amour, distribue à la volée les billets de banque.

Excusez-nous, monsieur le préfet, d’interrompre une si touchante cérémonie, mais combien de Pygmées sont employés sur votre domaine ? Son contre-maître doit répondre pour lui : « Nous employons environ 130 Bantous et seulement 5 Akas. »

De retour à Impfondo, nous abandonnons le préfet pour nous rendre au village de Kombola, où vivent les Pygmées amis de Sorel, avec qui il entretient de très forts liens depuis quinze ans. Son arrivée déclenche l’hystérie chez les enfants, qui suivent la voiture à fond de train. Chacun veut s’emparer d’un bagage pour le traîner jusqu’à la case d’Alphonse, son domicile lorsqu’il réside dans le village. Il montre une minuscule fillette d’une dizaine d’années à l’air grave : « C’est Mikombo, ma meilleure danseuse. Je l’adore ! » s’exclame-t-il avec des larmes dans les yeux.

Aussitôt, il se met à distribuer des bonbons aux enfants et des cigarettes aux adultes. Pendant tout le séjour, il ne cessera pas de jouer ainsi au Père Noël. « Si je ne leur en donne pas, ils ne s’intéresseront plus à nous et nous abandonneront », explique-t-il. C’est la mentalité du chasseur-cueilleur, paraît-il.

Nous nous installons donc chez Alphonse, un Bantou qui a épousé une Pygmée. Mais celle-ci a disparu avec un autre homme qu’elle a envoûté avec des pratiques magiques.

Au milieu de la sieste, une jeune femme se présente devant nous avec un nourrisson dans les bras. Sorel me présente Zaondo (Micheline) qui possède un petit air de Grace Jones miniature. Timidement, elle explique que son fils Mokondo est né voilà un mois et qu’il n’a pas encore reçu de nom chrétien. Elle me regarde, l’air innocent. Impossible de me dérober. Me voilà parrain et plus pauvre de 5 000 francs CFA. Le lendemain, on apprendra que le petit Frédéric, en fait, se prénommait déjà Matthias. Comme quoi, il faut toujours se méfier d’un plus petit que soi…

Bientôt la nuit tombe, pas les bruits. Les Pygmées sont bavards, prompts à la dispute. Une conversation de femmes survient à propos d’un partage de racines. Le ton monte. Un peu plus loin, des hommes chantonnent. C’est l’heure du repas. D’étranges mixtures bouillonnent dans des marmites cabossées posées sur le feu.

Un vieil Aka, la mine réjouie car déjà bien éméché, s’approche. Il s’agit de Mbemba, qui, d’après Sorel, est un sacré obsédé sexuel. Il utiliserait des rites magiques pour plonger la femme qu’il désire dans le sommeil et abuser d’elle sans qu’elle s’en aperçoive.

Ce viol en douceur serait une grande spécialité des Pygmées. Les hommes nouent autour de leur bras une cordelette en guise d’amulette d’invisibilité. « Au réveil, la femme constate parfois qu’elle a été abusée aux liquides qu’elle retrouve sur elle », affirme le Bantou. Beaucoup d’hommes pygmées violeraient ainsi les femmes de leur clan. Mais aussi les femmes bantoues. Dans ce cas, il s’agirait d’une forme de vengeance. Sorel explique : « Les maîtres bantous choisissent parfois des épouses parmi les femmes pygmées, mais ils refusent catégoriquement de donner leurs propres femmes aux hommes pygmées. Alors ces derniers se vengent en violant les femmes qui leur plaisent. »

La veille, notre guide Sorel est convenu avec ses petits amis de Kombola de monter une expédition de deux jours en forêt, avec pour objectif de rapporter du gibier, des racines et des plantes médicinales. La troupe se met en route de bonne heure, elle comprend presque tous les villages. Pendant que le gros pataud de Blanc se fraie péniblement un passage dans les taillis particulièrement denses, les Akas glissent avec la légèreté d’une feuille. C’est ainsi que l’on comprend pourquoi en forêt la sélection naturelle a privilégié la petite taille.

Avant d’atteindre la forêt, il faut traverser une très large zone défrichée et consacrée à la culture du maïs. Chaque année, la lisière recule de plus en plus loin, obligeant les Akas à des marches de plus en plus longues pour s’approvisionner. Un jour arrivera où la forêt sera hors d’atteinte. Que deviendront-ils alors ? Une femme d’environ 35 ans, portant un bébé dans le dos, s’approche. C’est Manongo. « Toute notre nourriture vient de la forêt. Ces cultures, ça gaspille la forêt et ça nous fait de la peine. Nous avons été le dire au chef des Bantous d’ici, car la forêt ne lui appartient pas, elle appartient aux Bondjo. Comme ceux-ci n’habitent pas par ici, ils n’arrivent pas à faire respecter leurs droits. On ne peut rien faire. »

Nous finissons par pénétrer dans la forêt. Bientôt les Akas se mettent à la recherche du meilleur emplacement pour dresser le camp. Le tonnerre qui roule au-dessus de la cime des arbres les pousse à se mettre vite d’accord. Ce sera ici. Tandis que deux hommes se mettent à tailler un banc à la machette, les femmes s’empressent de fabriquer des huttes et des abris plus simples.

Elles utilisent de longues tiges flexibles pour fabriquer l’armature de la hutte. Au bout de quinze minutes, celle-ci peut recevoir les grandes feuilles qui assureront l’étanchéité. Les enfants en apportent de grandes brassées. Les femmes décollent, avec leurs dents, la nervure centrale des feuilles pour fabriquer des crochets. En moins d’une demi-heure, la case est fin prête. Ce sera mon palais d’un jour.

À l’aide de braises apportées du village, les femmes allument des feux pour faire cuire la soupe. En guise d’allume-feu, elles utilisent des blocs de résine prélevés sur un arbre.

Le camp achevé, chacun se prépare à une tâche. Dilombé et le jeune Molido s’éloignent pour chasser avec une vieille pétoire qui a dû connaître Pierre Savorgnan de Brazza, explorateur du Congo au XIXe siècle. D’autres chasseurs qui ont repéré le terrier d’un rat entreprennent de l’enfumer pour en faire sortir le propriétaire, qu’ils comptent capturer dans un filet disposé à la sortie. Mais l’animal est absent de son logis.

De leur côté, les femmes décident d’aller pêcher dans une mare voisine.

Une grande flaque de boue, oui ! Que vont-elles bien trouver là-dedans ? Manongo, l’épouse du chasseur Dilombé, prend la tête des opérations : elle gagne le centre de la mare où elle élève une digue.

D’autres femmes viennent l’aider à bâtir son ouvrage. Une fois qu’il est achevé, elles se mettent à écoper l’une des moitiés de la flaque avec des paniers en osier qui fuient de toutes parts. Peu importe, la mare est bientôt vidée. De minuscules poissons qui feraient paraître des têtards gros comme des baleines frétillent dans la boue. Les femmes se jettent dessus. Zaondo a de la chance, elle trouve une énorme « limande » de 30 grammes !

Chacune repart avec une poignée de protéines sautillantes qui sont lavées, enveloppées dans une feuille, puis mises à cuire dans le feu. Un régal. Dans quelques jours, la mare sera de nouveau pleine de poissons. Ça, c’est de l’exploitation durable !

Après le repas, les hommes s’éclipsent en forêt pour une petite cueillette qui les concerne eux seuls. Ils ont besoin de se réapprovisionner en « Viagra » naturel. Bien entendu, Mbemba, le vieux séducteur aux pouvoirs magiques, est de la partie. Il ne lui faut pas longtemps pour s’arrêter devant un arbuste qu’il se met à sortir de terre. Il coupe les racines avec sa machette. « Il faut les mâcher et boire le jus. Après on est comme ça », se marre-t-il en touchant le tronc d’un arbre.

Un peu plus loin, il cueille des feuilles sur un buisson qui renforceraient, elles aussi, la virilité. « Il faut les froisser, puis les mettre dans un peu d’eau », explique-t-il. Deux autres Akas s’arrêtent devant un gros arbre. L’un en gratte l’écorce avec sa machette, tandis que l’autre recueille la poudre dans une feuille verte. Celle-ci ne « virilise » pas, mais il suffit d’en verser discrètement une pincée dans la boisson d’une femme pour qu’elle tombe immédiatement amoureuse de vous. Décidément, ce ne sont pas les philtres d’amour et les renforçateurs de virilité qui manquent en forêt. Dilombé admet qu’il avale chaque jour du bois bandé – le terme con…sacré en Afrique -, de même que tous les hommes du village. Dieu tout-puissant, les Pygmées seraient-ils atteints de troubles érectiles permanents ? Non ! Ce sont simplement les femmes qui leur mettent une énorme pression. Dilombé explique que les hommes doivent toujours bander dur sinon leurs épouses se moquent d’eux devant tout le monde et menacent de les quitter pour un autre homme. En racontant cela, Dilombé fait rire tous les hommes présents. Mais on sent bien que le sujet est épineux. Ils sont tous obsédés par l’angoisse de ne plus être capables de prouver leur virilité. Même ce vieux assis à part, me dit-on, avale quotidiennement sa potion magique. « Il devient comme la foudre », s’exclame en se tordant de rire Dilombé. Lequel, tout excité par la conversion, se met à mimer les positions du Kama-sutra pygmée. Pas de quoi enflammer l’imagination, c’est du classique. Quand Sorel explique que les hommes blancs se servent souvent de leur bouche, il provoque une grimace généralisée. « Pas nous, on ne veut pas tomber malades », explique Dilombé hilare.

Les Akas pratiquent la circoncision sans que cela donne lieu à de grandes cérémonies. À Kombola, c’est Motambo qui s’en charge contre un billet de 1 000 francs CFA (1,50 euro). Pour nous montrer comment il pratique, il saisit un jeune enfant qui passe par là. Lequel éclate en sanglots croyant sa dernière heure arrivée. Le circonciseur mime l’opération qu’il effectue habituellement avec une « Gilette ». Ensuite, explique-t-il, il applique une feuille spéciale pour arrêter le saignement. « Autrefois, on pratiquait une cérémonie appelée Mossoungué avec des chants spéciaux. Plus maintenant. »

Nous voilà revenus au camp. Bientôt le soir tombe, les Pygmées sortent un bidon d’alcool qu’ils se partagent avec quelques disputes. Les jeunes filles commencent à chanter et à danser. Peu à peu, tout le monde s’y met. Leurs mélopées ne ressemblent à rien de connu. C’est beau. C’est émouvant. La fête se poursuit une bonne partie de la nuit.

Réveil en sursaut sous la hutte. Le camp est silencieux. Les Pygmées dorment éparpillés sur le sol, ivres de fatigue et d’alcool. Un besoin pressant m’a tiré de mon sommeil. Surprise : trois adolescentes dorment à mes côtés. Il me faut les enjamber pour atteindre la porte. Pourvu qu’un père ne me surprenne pas dans cette position prêtant à confusion !

Lever à 5 heures du matin, nous retournons à Kombola. Les affaires sont vite rassemblées. À peine arrivés au village, il faut sacrifier à la cérémonie des cadeaux. Notre guide Sorel découpe les coupons de tissu pour offrir de quoi se tailler une jupe à chaque femme. Les enfants ont droit à leur tee-shirt et les hommes à leur short

Un vieux bonhomme tout maigre s’approche avec déférence. Chemise blanche, pantalon propre, il est nettement mieux habillé que le reste de la troupe. D’une voix étouffée, il explique qu’il fait office d’instituteur bénévole. Il mendie un peu d’argent et des stylos. Puis il repart, satisfait, après avoir posé au milieu des enfants de sa classe.

Satisfait, chacun se retire. Sauf Manongo, qui accepte de nous parler de l’amour chez les Pygmées. Elle confirme que si les hommes possèdent leurs mixtures virilisantes, les femmes, elles, utilisent des onguents pour augmenter le plaisir. Elles font également appel aux plantes pour éviter les grossesses indésirables. La jeune femme se plaint de son vieil époux Dilombé, qui a de gros besoins sexuels. Même quand elle vient d’accoucher, il attend à peine trois ou quatre jours. « Comment je pourrais refuser ? Mon mari aime l’amour. Si je ne veux pas, il me griffe. » Ainsi se retrouve-t-elle déjà avec six enfants (plus trois qui sont décédés), à quelque 35 ans.

Si elle trouve son mari parfois trop empressé, la Pygmée n’en avoue pas moins aimer faire l’amour. « On attend que les enfants dorment. On s’embrasse, on se monte dessus. Quand Dilombé devient tout dur et se met à trembler, je le bloque sur ma poitrine. Et je crie. C’est bon. »

Après son récit intime, elle explique que sa soeur qui vient d’accoucher n’a rien à manger. On a compris le message. Deux billets de 1 000 francs changent de main. Elle s’enfuit, heureuse.

Deux heures plus tard, la voilà de retour pour répéter avec le groupe musical de Pygmées que Sorel a constitué en 2003. « Je l’ai baptisé Ndima. En langue aka, cela signifie ‘la forêt’. Chaque chanteur a sa ligne mélodique, il intervient quand il veut, restant dans le rythme. J’apprécie cette liberté. » Avec le soutien de l’Unesco, Sorel a du reste édité en 2003 le premier CD d’oeuvres polyphoniques des Pygmées du Congo. Cette même année, la tradition orale du peuple aka a été placée sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Sorel explique que Manongo est la meilleure chanteuse du village. Mais ce n’est pas cette fois-ci qu’elle nous étonnera, car elle est ivre morte, se répandant en propos incohérents ! Elle voudrait m’épouser pour me suivre en France ! Son mari n’a pas l’air de réagir. Ouf !

Elle continue à boire tout en donnant le sein à son petit dernier. Lequel semble bien joyeux à son tour… En fait, c’est tout le village qui boit.

Tant bien que mal, Sorel parvient à organiser la répétition. Mais chacun n’en fait qu’à sa tête. Manongo se traîne sur le sol dans une parodie de danse.

En revanche, la minuscule Mikombo, la protégée de Sorel, prend son rôle très au sérieux. Elle sautille sur place, bat des bras, se cambre et secoue vigoureusement sa jupe en raphia. La grâce incarnée.

En désespoir de cause, Sorel demande la danse du masque. Un homme apparaît entièrement couvert de feuillage et danse au milieu du reste de l’assistance qui chante enthousiaste.

Les chants s’enchaînent, pas toujours ceux que voudraient le Bantou. Il arrête tout et se fâche. Les Pygmées baissent la tête comme des enfants qu’on gronde. Il vaut mieux abandonner la répétition et laisser les Pygmées largement imprégnés d’alcool, de cigarettes et de cannabis achever la soirée à leur convenance.

Décidément, je reviendrais presque de cette visite au Congo avec l’idée que les Pygmées sont de merveilleux danseurs et chanteurs, mais aussi les plus grands buveurs, fumeurs et obsédés sexuels de la planète.

Au réveil, un jeune homme vient nous faire une démonstration d’arc musical joué autrefois avant la chasse. L’instrument a été rapidement fabriqué : une grosse liane coudée sert de cadre et une minuscule liane épluchée constitue l’unique corde. La caisse de résonance est formée par la bouche du musicien qui, d’une main, frappe la corde avec une longue baguette et, de l’autre, presse la corde avec un morceau de bois pour faire varier la hauteur du son. Le résultat est une musique vive et aigrelette.

Il est temps de quitter nos amis pour regagner Brazzaville, puis la France. Les Akas sont tristes de nous voir partir. Ne nous faisons pas d’illusion. Regrettent-ils notre personnalité fascinante ou, plus prosaïquement, les cigarettes, l’alcool et les autres cadeaux qu’ils obtenaient de nous ?

De retour à Impfondo, nous passons saluer le préfet. Il en profite pour nous glisser un dernier message : « À Brazzaville, ils ne connaissent pas les autochtones. Je suis contre la délocalisation des autochtones en ville. Il ne faut pas les couper de leur milieu traditionnel. Il faut leur apporter chez eux des dispensaires, des écoles. Enfin, il faudrait leur dédier un ministère. » Dans l’avion qui me ramène vers la « civilisation », nous nous demandons avec notre guide Sorel quel avenir attend ces petits êtres si fragiles. Resteront-ils les esclaves des Bantous malgré les nouvelles lois ? Réussiront-ils leur assimilation dans la société africaine ? Ou bien sauront-ils revenir à un mode de vie traditionnel ?

À voir le triste sort des autres populations autochtones de la planète, le pessimisme est de rigueur. La forêt est trop précieuse pour le reste de l’humanité pour leur être abandonnée, hormis quelques petites enclaves. La preuve : depuis le début de notre séjour, l’État congolais a déjà attribué, dans le nord du pays, une concession forestière de plus de 700 000 hectares à une compagnie chinoise. La première d’une longue série probablement. Cette exploitation systématique de la forêt est à craindre dans tous les pays d’Afrique équatoriale. La pression exercée par la Chine pour s’y procurer des matières premières, à commencer par le bois, est formidable. Et l’on sait combien les chefs d’État africains et leurs familles sont fragiles quand il s’agit de résister à des propositions alléchantes…

Certes, il existe des zones naturelles protégées au Congo. Certes, Brazzaville demande aux compagnies forestières d’opérer selon le concept du développement durable. Certes, la nouvelle législation en faveur des Pygmées (autochtones !) découle de bons sentiments. Mais est-ce qu’une poignée d’hommes primitifs saurait contrecarrer l’appétit du reste de l’humanité ? Mais, au fait, que désirent les Pygmées ? Leur a-t-on demandé ? Veulent-ils continuer à vivre comme leurs ancêtres ? Profiter de la médecine et de l’éducation des Bantous ? Gaspiller à leur tour les richesses de la planète, comme les autres ? Se saouler la gueule continuellement ? Fumer comme des pompiers ? Mais le savent-ils eux-mêmes, du reste ?

Sorel Eta ne se fait guère d’illusion sur le sort de ses amis. Bien qu’il n’ait pas suivi les études ad hoc, il revendique le statut d’ethnologue. Sans doute est-il au Congo celui qui en connaît le plus sur la culture pygmée. C’est en partie grâce à ses efforts qu’en 2007, puis en 2011, s’est tenu à deux reprises le Forum international sur les peuples autochtones des forêts d’Afrique centrale (Fipac). Mais cela ne lui suffit pas : « Au Congo, aucune étude ethnologique n’est menée sur les Pygmées par l’université. »

Jo Woodman de Survival a encore son mot à dire en la matière : « La mesure la plus importante cependant ne serait pas la création de réserves de forêts, mais la reconnaissance des droits territoriaux des communautés et la prise de mesures de la part du gouvernement afin de protéger les terres pygmées de leur appropriation par d’autres. La loi établit que leurs droits territoriaux sont inaliénables, mais en pratique, la plupart des communautés pygmées ont perdu leurs terres et des mesures s’imposent pour corriger ce tort. »

Quant à moi, me voici de retour à Paris.

Vous trouverez toutes les photos et videos sur le site du Point :http://www.lepoint.fr/dossiers/sciences/neuf-jours-pygmees-congo/

Envoyé spécial Frédéric Lewino grand reporter au journal français le POINT

 

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3 réponses à Neuf jours chez les Pygmées du Congo

  1. Anonyme dit :

    je cherche comment vive les pygmée pour un interro j’ai la flaime de tout lire sil vous plais disait moi comment vive t’il merci 🙂

  2. Anonyme dit :

    je cherche leurs histoire

  3. Anonyme dit :

    J’ ai publié aux Puf un livre sur les Pygmées intitulé  » l’ Université de la forêt, avec les Pygmées Aka. Vous apprendrez beaucoup sur leur culture

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