LITTERATURE : Manuscrit de bonheur brûlé d’Hugues Eta

MANUSCRIT_H_ETAHugues Eta nous propose dans Manuscrit de bonheur brûlé une histoire rocambolesque qui met en évidence les turpitudes d’un jeune homme qui s’est intéressé au métier d’enseignant. Un récit où l’école privée, avec toutes ses déviances, est décriée par le jeune Ekabela, dans l’exercice de son métier. Aussi, toutes les vicissitudes auxquelles il se confronte pourraient être à l’origine du désintérêt de ce noble métier phagocyté par les antivaleurs de la société.

Jeune diplômé sans emploi et ne pouvant plus supporter de vivre sous le toit parental, Ekabela décide de s’affirmer seul. Première tentative : une aventure vers l’Occident, mais il ne peut y aller à cause du billet d’avion qu’il ne peut s’octroyer. Seconde tentative : aller travailler la terre au village ; il ne peut réaliser ce projet à cause des mésententes qu’il y a eu dans la famille. Aussi la magouille qui mine la fonction publique dans ses recrutements, le contraint à ne pas y penser. Pour vaincre la misère qui l’habite, il ouvre un centre d’alphabétisation au domicile parental pour gagner un peu d’argent. Commence alors pour Ekabela une carrière d’enseignant atypique qui va lui faire découvrir le côté mercantile de l’école privée. Tous les moyens y sont permis pour exploiter enseignants, élèves et parents d’élèves. Prestations dans deux écoles privées et dans un centre professionnel avant de créer son propre centre d’apprentissage de l’anglais pendant les vacances pour se faire un peu d’argent. Mais comme tout cela se passe dans le Complexe Scolaire Inkion, la fameuse gestionnaire de cette école va s’intéresser à ses gains. Tombé dans la misère pendant les vacances il finit par vendre quelques ouvrages à lui prêtés par les élèves. Et son destin devient un « bonheur brûlé » par les souffrances de la vie d’un enseignant qui va servir d’interprète entre une ancienne élève et son amant ukrainien parlant anglais. Manuscrit de bonheur brûlé est un texte qui, dans une tragi-comédie incisive, fait une critique sévère de l’école privée au sud du Sahara.

L’école au centre d’une société des antivaleurs

Le jeune Ekabela, après des prestations dans son propre centre d’alphabétisation, se trouve confronté aux réalités des écoles privées quand il est recruté dans deux établissements : Le Complexe Scolaire Inkion et Les Surdoués, espèces de réservoirs de diplômés sans emploi et de retraités. Des écoles où le héros constate la magouille qui les caractérise : « (…) une magouille bien huilée consistait à faire payer des frais d’étude du dossier qui s’élevaient à 5000 francs à toute personne recherchant un poste dans l’établissement » (p.19).  Tout est lié à l’appât du gain dans ces écoles reléguant au second plan la formation des enseignés. Ekabela le constate à travers le comportement cupide de la gestionnaire du Complexe Scolaire Inkion où celle-ci « [est] très pointilleuse sur le contrôle des frais de scolarité » (p.28). Elle va manifester son penchant pour l’argent quand Ekabela ouvrira plus tard son centre d’apprentissage de l’anglais au sein de leur établissement : « madame la gestionnaire n’entendait pas laisser Ekabela évoluer librement. Elle réclamait de temps en temps ses droits par apprenant. Chez elle, l’argent n’avait pas de raison d’aller en vacances » (p.95). Dans ce monde scolaire du privé, l’argent apparait comme l’élément primordial dans les relations entre les promoteurs, les enseignants et les élèves, ainsi que les parents de ces derniers. La cupidité des promoteurs, les enseignants qui se font corrompre par les élèves, des situations qui provoquent l’agonie de l’école, contraste avec le discours mensonger de ces écoles privées : « Au Complexe Scolaire Inkion, les ennemis contre lesquels nous luttons ont pour noms : la corruption, la fraude, la paresse » (p.91). Malheureusement ce sont ces antivaleurs qui vont accompagner Ekébela tout au long de son passage dans ces écoles privées.

La jeunesse dans Manuscrit de bonheur brûlé, une génération de la bêtise

Dans ce récit, ce sont les élèves qui incarnent la génération de la bêtise. Oubliés par la société et les parents qui croient que l’argent suffit pour leur éducation, les élèves d’Ekabela tombent dans l’immonde. La complicité qui se crée entre l’enseignant et ses apprenants contribue à la dépravation du système éducatif : « (…) depuis que l’enseignant s’est familiarisé avec les élèves, tout est à terre. De nos jours les enseignants s’empiffrent d’alcool en compagnie des élèves filles comme garçons » (p.41). Les élèves, mieux nantis financièrement que leurs professeurs, sont poussés à corrompre ces derniers. Comme il n’est pas bien payé, Ekabela, après avoir résisté, tombe sous les charmes de son élève et se fait payer en nature : « Les cours de français avaient laissé place à des cours d’éducation physique et sexuelle, dispensés dans le lit de la jeune fille » (p.63). Ironie du sort, la fille tombe enceinte et le coupable échappe au courroux du père de la fille grâce à cette dernière qui menace ce dernier si et seulement s’il touchait à un seul cheveu du jeune homme. Et c’est particulièrement du côté des filles que se remarque la dépravation des jeunes. Malgré son premier dérapage qui a failli lui coûter cher, Ekabela tombe, une fois de plus, dans les pièges que ne cessent de lui tendre ses élèves : « Les filles défilaient dans sa maison (…). Ekabela prit l’habitude de tirer sur toutes les filles qui bougeaient » (p.72). Cette génération de la bêtise est formée en général par les élèves des écoles privées qui se servent de l’argent que leur donnent leurs parents pour corrompre les enseignants. Et comme dans ces écoles, il n’est pas permis de redoubler car les promoteurs ne voulent pas décourager les parents, c’est à coeur joie que le personnel de l’établissement, les parents d’élèves ainsi que leurs progénitures fêtent la fin de l’année scolaire. Un moment de plus pour que les élèves affichent leur mauvaise conduite : « Quelques heures de la fin de la cérémonie, une musique obscène se jouait pour dit-on agrémenter la dite rencontre (…). Les élèves dansaient à mouiller leurs habits » (p.93). Aussi, le lecteur n’est pas ému quand, dans le coulée narratif, il s’aperçoit que « l’avenir de l’école, des élèves et même du pays est en danger » (p.83).

Métaphores et théâtralisation du récit chez Hugues Eta

Ecrit dans une langue qui, à certain moments’ se marie à des jeux de mots, à la théâtralisation de certains segments narratifs, Manuscrit de bonheur brûlé donne une autre dimension au roman de la nouvelle génération d’auteurs congolais. Par un jeu de métaphores qui provoque le pleurer-rire, on voit comment l’école est décrite : « L’école est agonisante. L’éducation a déjà un pied dans le sépulcre. Le second pied refuse d’y entrer par simple orgueil » (p.41), « Les bonnes mœurs, l’effort, la persévérance, l’intelligence (…) sont enterrés. La terre va-t-elle-même être enterrée à son tour ? » (p.90), « madame la gestionnaire gérait mieux son soutien-gorge que le soutien aux bons élèves (p.93). Ce jeu de mots que l’on rencontre de temps à autre dans le texte est l’une des caractéristiques du style de l’auteur. S’y remarque aussi chez Hugues Eta une prolifération de dialogues quand le narrateur « s’efface de l’histoire » pour laisser la place aux personnages « se parler personnellement ». Les confrontations dialogiques entre le héros et son élève qui voudrait l’aider dans la recherche d’une maison à louer (p.67), ses discussions avec certains parents d’élèves (pp. 45,48, 53 et 54), ainsi que son discours à la fête de fin d’année au Complexe Scolaire Inkion, donnent au texte un caractère tragi-comique que l’on remarque souvent au théâtre. Avec Hugues Eta, se réveillent quelques fonctions de la littérature orale dans un texte à nous imposé par l’écriture.

Poète avec Mourir pour naître, puis romancier avec Une silhouette de poule, Hugues Eta confirme son état de romancier avec Manuscrit de bonheur brûlé qui semble résumer l’aspect polyvalent de son écriture où la narration est souvent métaphorique et théâtralisée.

Noël Kodia, Critique littéraire et Analyste pour Libre Afrique

  1. Hugues Eta, Manuscrit de bonheur brûlé, La Doxa Editions, Rungis, 2015

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