Congo-liberty : Vous avez en tant que constitutionnaliste et politiste fait plusieurs publications, mais dans le contexte actuel en Afrique, une a retenu mon attention : Repenser le président africain1. Pensez-vous que la fonction est la cause des chaos postélectoraux dans le continent noir ?
Félix Bankounda Mpélé: Merci pour la question. Je n’en parlerai jamais assez, parce que « le président de la République » est une idée bien ancrée dans la mentalité des africains. Je sais que beaucoup, y compris parmi les plus proches, restent obnubilés, je dirais même émerveillés par « le président de la République ». Pour beaucoup encore, cela relève de la croyance, un peu comme si vous vous évertuez à dire à un croyant d’essayer de se passer de l’existence de Dieu, toutes proportions gardées bien entendu.
Malgré plus de cinq décennies d’échec du modèle présidentiel gaullien, les africains continuent à croire, à rêver et espérer de l’homme providentiel ! Pas un seul, parmi les quelques membres de la classe politique congolaise à qui j’en ai parlés, n’a ‘branché’ ! Vous trouvez ici, en filigrane, l’idée d’Albert Mémi dans son fameux « Portrait du colonisé », évidemment inséparable du « Portrait du colonisateur », parce que, l’inconscient, l’un des problèmes de l’homme un peu en mal d’équilibre, de mesure ou de confiance, c’est d’être dominé ou de dominer. D’où la bataille sanguinaire pour le pouvoir, pour cette institution qui donne tous les privilèges, permet tous les excès et irrationalités…
Ainsi, cette institution a couté très cher à l’Afrique, et particulièrement au Congo-Brazzaville ! J’écrivais au printemps 2009, avant la rocambolesque élection présidentielle congolaise de juillet, dans une petite réflexion diffusée alors en anonyme auprès d’un de vos confrères, et consultable encore en ligne, sous l’intitulé « L’incroyable naïveté électorale », ce qui suit :, « réservé quant aux ‘hommes charismatiques’, et en raison de la déliquescence aujourd’hui des valeurs congolaises, l’auteur de ces lignes en doute sérieusement, et invite à une interrogation : ‘ Et si les Congolais refusaient un président de la République ! ‘. A première vue utopique, l’idée n’est pas pour autant saugrenue quand on sait que le modèle institutionnel français reproduit ici est plutôt une exception en Europe.
Que de temps, d’argent, de compétences, de valeurs, de rendez-vous, de vies sacrifiés à cause des … présidents de la République ! ». Sur cette question, les conclusions du deuxième colloque international sur Les tabous du constitutionnalisme en Afrique, qui s’est réuni en juin dernier au Togo, vont largement dans le sens de ce que j’ai soutenu au Congrès français de 2008 et dans la réflexion ci-dessus citée.
Toute l’histoire politique congolaise est l’illustration d’une institution globalement calamiteuse, et les derniers et graves événements de 1997 à 2001 principalement, me confortent dans cette idée. Bien sûr, il faut se garder des généralisations, comme c’est bien souvent le cas, certains pays africains présentant des particularismes. Reconnaissons cependant que personne ne peut jurer que tel pays africain est à l’abri d’un éclatement ou d’une guerre de pouvoir. Vous me direz également que la situation congolaise est le fait d’un « fou » du pouvoir qui n’aura pas hésité à sacrifier des dizaines de milliers de vies congolaises, nombreuses sous les balles des armées étrangères et mercenaires, pour conquérir et conserver un pouvoir démocratiquement perdu ! La Côte d’Ivoire hier, le Tchad, le Burkina, l’Angola, le Centrafrique, le Congo-Démocratique, le Kenya,… la liste est très longue vous le savez, et je ne vais pas refaire ici ma communication qui est consultable. Si vous comptez en Afrique les véritables présidents qui acceptent et assument l’alternance, ou qui ne remettent pas en cause la limitation des mandats qui est dans l’ADN du principe démocratique des années 90, et qui participe pourtant au droit de la paix constitutionnellement retenu par presque toutes les constitutions africaines, vous aurez beaucoup du mal à en citer cinq sur les cinquante quatre que compte le continent ! Il va de soi à ce moment que l’issue d’un pouvoir qui se pérennise, comme cela demeure la mode, avec tous les graves maux bien connus qu’illustre le Congo, c’est potentiellement le désastre.
Si bien entendu cette institution n’est pas la cause exclusive, elle est la cause principale et déterminante puisqu’objet de la grande corruption, de marchandages divers, de frustrations, de prédations, de violences et de luttes tribales, …
Le but du contrat socio-politique que constitue l’organisation étatique ce n’est pas de se battre pour la maîtrise du pouvoir et pour en jouir, mais plutôt, comme vous le savez, pour assurer la sécurité sous toutes les formes de l’ensemble des gouvernés. Reconnaissons que jusqu’ici, au Congo sans nul doute, mais aussi largement ailleurs en Afrique, c’est l’inverse qui est vécu. Sans bataille pour la conquête de ce pouvoir suprême, il n’y a plus de grand enjeu des luttes tribales et l’on peut gagner du temps, aller droit au but, à l’essentiel, aux questions de fond du pays et mieux exploiter les importantes ressources financières et humaines dont regorgent aujourd’hui le petit Congo de moins de quatre millions… Même la diaspora, je le dis sans rire, peut se réunir tranquillement sans suspicion et méfiance de servir de tremplin aux ‘autres’, ou d’être le dindon de la farce, ou encore de se voir reprocher la naïveté par ses proches. L’immobilisme ou la réserve des Congolais du Congo mais aussi de la diaspora aujourd’hui pour bouter le système despotique, c’est, consciemment ou inconsciemment, et fondamentalement, cet enjeu. Sans cette institution telle qu’elle est organisée aujourd’hui, on enlève également aux forces et intérêts étrangers leur moyen de pression, leur guichet unique de la corruption parce que le président de la République en Afrique est très exposé et ‘désarmé’ face aux pressions tant étrangères que tribales et régionalistes parce que, de la même façon qu’un président recherche ces soutiens-là, ces derniers aussi, en contrepartie, comptent sur lui. L’ardoise, évidemment extraordinairement lourde, est supportée par le trésor public. La tentative de remise en cause ou de perte de ce privilège c’est, en général, la guerre civile assurée, comme ne le dément pas l’actualité constante en Afrique…
Chaque fois qu’une élection présidentielle est organisée dans un pays africain, le pays est potentiellement en position d’éclatement. L’évidence du risque majeur de l’enjeu n’étant plus à douter, si l’Union africaine ne présentait pas ce profil qu’on a souvent dénoncé du syndicat des présidents, et si ces derniers étaient probes à cet égard et suffisamment intégrationnistes, au moins on aurait évolué vers une véritable union africaine électorale dont la conséquence serait de confier la compétence en la matière aux instances continentales, avec les garanties qui s’ensuivraient contre les contestations violentes, et surtout les coups d’Etat… Mais, reconnaissons que l’intégration africaine n’en est pas encore là et que, pour le Congo et beaucoup d’autres Etats, la reconstruction nationale rapide et à moindres coûts et risques impose la trêve de l’institution présidentielle telle qu’elle est organisée actuellement, et un réaménagement de fond des institutions constitutionnelles et politiques…
Entretien diffusé et réalisé par Mingua mia Biango pour www.congo-liberty.org
le 11 décembre 2011
Voir la 1ere partie INTERVIEW EXCLUSIVE: Dix questions de fond au juriste et constitutionnaliste congolais Félix BANKOUNDA-MPELE
Communication au VIIème Congrès français de Droit Constitutionnel, consacré au Cinquantenaire de la Vème République, Paris-Sorbonne, 26-28 septembre 2008. A lire dans Revue Politique et Parlementaire, n°1058, 2011, pp139-155