Interview de Brian Tourré, auteur du livre « de la Françafrique à la Chinafrique »


Congo-liberty : Pour votre premier ouvrage, vous n’avez pas choisi la facilité en traitant de la « Françafrique,et de la Chinafrique ». Comment définirez-vous ces deux concepts ?

En effet, ces deux concepts, et plus particulièrement celui de la Françafrique, sont des sujets politiques très sensibles qui ne laissent pas indifférents. Quant à la Chinafrique, elle suscite à la fois espoir mais aussi crainte et méfiance avec des représentations assez irrationnelles.

Mais d’une manière générale, on peut définir la Françafrique comme étant les relations politiques et économiques, plus ou moins officielles, qu’entretient la France vis-à-vis de ses anciennes possessions coloniales africaines et avec l’ensemble du continent noir plus généralement depuis les décolonisations.

Quant à la Chinafrique, elle correspond à la politique étrangère de la Chine en Afrique. Celle-ci est d’ailleurs beaucoup plus ancienne qu’on ne le croit puisque l’Empire du Milieu entretient déjà de nombreuses relations avec l’Afrique dès les années 50.

Congo-liberty :Tous les observateurs affirment que la Françafrique avait pour objectif le maintien d’une économie coloniale en faveur de la France, au détriment des pays africains. N’est-ce pas faire un procès en sorcellerie au partenariat entre la Chine et l’Afrique, lorsqu’on la qualifie de néocoloniale ?

Il est vrai que la France a commis des erreurs en voulant continuer à enfermer l’Afrique dans une économie de rente basée sur l’exploitation des matières premières. Cette politique a eu des effets néfastes certains en termes de développement et de décollage économique. Cependant, les positions françaises, en lien avec ses partenaires européens, ont su évoluer au profit d’un partenariat beaucoup plus égalitaire avec les Africains.

De plus, même si la France n’est pas exempte de reproches, elle ne peut se taire face à cette Chinafrique car après des décennies de croissance faible et de développement ralenti, l’Afrique ne peut se permettre de retomber à nouveau dans une relation de dominant à dominé. Il est donc du devoir de la France de rester vigilant sur cette question et même critique sur certains aspects de cette Chinafrique.

Congo-liberty :Certains observateurs reprochent à ce partenariat entre la Chine et l’Afrique, de maintenir une économie de rente, donc propice au sous-développement de l’Afrique. Si c’est le cas, pourquoi le reprocher aux Chinois, et non à l’incompétence et l’irresponsabilité des gouvernants africains ?

C’est en effet le principal reproche que l’on peut formuler contre le partenariat sino-africain. A ce titre, les gouvernants africains ont une part de responsabilité certaine puisque la Chine n’a pas imposé seule ce partenariat. Certaines élites africaines ne semblent pas avoir tiré les leçons des nombreuses années de néocolonialisme occidental et enferment à nouveau leurs pays dans des économies de rente sous domination chinoise.

Cependant, je préfère parler de responsabilité partagée car les Chinois ne peuvent se désintéresser de la question du développement africain. Depuis maintenant quelques dizaines d’années, les grands acteurs internationaux (la CNUCED, le FMI, le Club de Paris,…) et des grands pays, dont la France, se mobilisent pour sortir l’Afrique du sous-développement. La Chine, qui aspire à devenir une puissance mondiale de premier ordre dans les relations internationales, a donc elle aussi une obligation morale envers le continent noir. A ce titre, la défense de ses intérêts propres ne peut aller sans un développement durable de l’Afrique.

Congo-liberty : A l’argument, la Chine n’est pas regardante sur la démocratie et les droits de l’homme en Afrique, l’empire du milieu oppose son principe de non-ingérence. Les occidentaux sont-ils crédibles lorsqu’ils argumentent dans ce sens ?

Les pays occidentaux, et particulièrement la France, ont longtemps eu une attitude ambiguë en Afrique en défendant les Droits de l’Homme tout en soutenant certaines dictatures pour des raisons économiques évidentes. Il est donc difficile de reprocher à la Chine une attitude que nous avons nous-mêmes eu pendant des décennies.

Cependant, il convient de revenir sur ce principe de « non-ingérence » défendu par la Chine car celui-ci est d’une hypocrisie totale. Tout d’abord, l’Empire du Milieu conditionne l’ensemble de ses accords économiques avec la rupture des relations diplomatiques avec Taiwan ce qui constitue une ingérence directe dans la politique étrangère des Etats africains.

De plus, dans le cas du Soudan d’Omar El-Bachir, les relations ne sont pas seulement économiques mais hautement politiques car la Chine, membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU, ne peut se désintéresser de la politique intérieure du Soudan dans le cadre du dossier du Darfour ou encore dans celui du Soudan du Sud.

Les Occidentaux, et notamment les pays de l’Union Européenne, doivent donc rester particulièrement vigilants sur la question de la démocratie et des Droits de l’Homme car seuls eux peuvent avoir un réel poids face à la Chine en faveur de cette question.

Congo-liberty : Est-ce que à votre connaissance tous les aspects des contrats signés entre la Chine et les pays Africains sont publiques et transparents, ou en revanche existe t-il des contrats avec des clauses secrètes ?

Il est difficile de répondre d’une façon tranchée à cette question car il est bien évident que ces clauses secrètes restent hautement confidentielles. Toutefois, il semblerait illusoire de penser qu’il n’existe pas de telles clauses dans des domaines aussi sensibles que la politique de défense ou encore dans le domaine diplomatique.

Comme je l’ai dis précédemment, le préalable de la rupture des relations diplomatiques avec Taiwan semble faire partie des clauses secrètes imposées par la Chine. De plus, sur la politique de défense et d’armement, la France elle-même a appliqué de telles clauses dans des contrats avec les pays africains. Il n’est donc pas inimaginable qu’une dictature comme la Chine puisse également le faire !

Congo-liberty : Pour rendre ses entreprises compétitives en Afrique, la Chine s’est inspirée des dispositifs français de l’AFD, la COFACE… avec pour VRP les autorités chinoises, avec des financements assurés par la China Development Bank Corp et l’Eximbank. Qu’en est-il exactement ?

La Chine dispose en effet de réserves financières colossales accumulées pendant deux décennies d’une croissance économique hors norme. Ces réserves ont donc été mises au service de sa politique africaine par la création de divers fonds et d’établissements financiers tels que la China Development Bank Corp ou encore l’Eximbank qui sont une forme de banques publiques d’investissement. Celles-ci financent à la fois les contrats signés avec les pays africains (la construction d’infrastructures par exemple) mais aussi elles aident directement les entreprises chinoises voulant investir en Afrique.

A ce titre, par certains aspects, ces techniques financières peuvent être considérées comme étant des subventions publiques cachées en opposition avec les normes imposées par l’OMC, ce qui avantage évidemment les entreprises chinoises face à leurs concurrentes occidentales.

Congo-liberty :Dans le secteur des BTP, à offre égale, les entreprises chinoises sont 30 % moins chères que les occidentales. Ajouter les offres globales en termes d’infrastructure, l’annonce le 18 juillet 2012, d’une enveloppe de crédit de 20 milliards US pour l’Afrique. Les choix africains pour les offres chinoises, ne sont-ils pas tout simplement logique ?

Il est vrai que la Chine et l’Afrique sont faits pour s’entendre. D’un côté, le contient noir souffre d’un manque récurrent d’investissements et souhaite bénéficier d’offres bon marché. De l’autre, la Chine dispose de capacités financières importantes et d’entreprises qualifiées proposant des tarifs défiant toute concurrence comme c’est le cas dans le secteur du BTP.

Si à offre égale mais aussi et surtout à qualité égale les offres chinoises sont plus intéressantes, les Africains auraient en effet tord de s’en priver. Cependant, il ne faut pas exclure la question du transfert de technologies car l’Empire du Milieu garde jalousement ses techniques en cantonnant les Africains dans de simples tâches d’exécution. Dans ce domaine, les gouvernants africains doivent donc être plus exigeants car cette problématique est l’une des clés du développement.

Congo-liberty : Financièrement démunies face à l’arsenal financier chinois, les entreprises occidentales peuvent-elles encore avoir une stratégie gagnante en Afrique ?

L’offensive chinoise en Afrique a de quoi déstabiliser les entreprises occidentales présentes sur le continent noir. Toutefois, il ne faut pas être aussi alarmiste puisque nos entreprises continuent d’avoir des atouts importants face à l’Empire du Milieu. Tout d’abord, leur présence en Afrique est ancienne et elles disposent de réseaux, de contacts et de relations fortes avec les acteurs locaux. De plus, elles bénéficient d’une certaine expérience et connaissent donc les particularismes et les spécificités africaines.

Enfin, la question de la langue joue également beaucoup. Les entreprises françaises doivent profiter au maximum de cet avantage culturel dans toute l’Afrique francophone car il est évident que partager une langue commune favorise automatiquement une entente entre l’entreprise et le pays en question. Il en va de même pour les entreprises anglo-saxonnes dans l’Afrique anglophone.

Néanmoins, les entreprises occidentales doivent savoir s’adapter et évoluer car les pertes de marché au profit de la Chine sont importantes. Tout l’enjeu consiste donc à miser sur des technologies innovantes, adaptées aux problématiques africaines, là où la Chine n’est pas en mesure de concurrencer l’expertise technique et l’expérience occidentale.

Congo-liberty : Est-ce que finalement la vraie crainte des occidentaux, n’est pas de voir demain, leurs secteurs industriels dépendre des matières premières des gisements africains que rachètent les chinois ?

En effet, dans un rapport de 2010, la Commission Européenne s’est alarmée de cette montée en puissance chinoise concernant les matières premières en Afrique. Ce phénomène est particulièrement visible dans le domaine des hydrocarbures mais aussi des « terres rares » dont dépendent les industries de hautes technologies. En matière agricole, la Chine achète massivement des terres arables sur le continent noir avec l’objectif d’être indépendant et autonome sur le plan alimentaire mais également dans l’objectif d’exporter à terme vers les marchés internationaux.

Les Européens doivent donc se mobiliser sur cette question et adopter une véritable stratégie sur le long terme car l’Afrique est aujourd’hui le premier continent en termes de réserves de matières premières. Il serait risqué pour le Vieux Continent de dépendre là aussi de la Chine dans ce domaine.

Congo-liberty : L’intérêt majeur de la Chine pour les ressources énergétiques de l’Afrique, a créé un environnement concurrentiel avec les occidentaux. Que suggéreriez-vous aux africains pour qu’ils en tire profit ?

Je conseille avant tout aux Africains de ne pas être manichéens : les Occidentaux et la France ne sont pas forcément des « néocolonialistes » et la Chine n’est pas forcément la « grande amie » du continent noir. L’Afrique est aujourd’hui devenue une zone attractive dans l’économie mondiale et elle attire des investissements croissants. L’enjeu majeur pour les Africains est donc de faire jouer la concurrence tout en restant libres et indépendants. Même si l’arrivée de la Chine suscite des espoirs, les leçons du passé doivent être tirées car il ne faut pas sortir d’un néocolonialisme occidental pour tomber dans un néocolonialisme chinois.

La Chine est d’abord motivée par son propre développement économique et son rayonnement international. L’Afrique ne constitue qu’un « tremplin » pour elle dans la géopolitique mondiale et c’est la raison pour laquelle les Africains doivent être lucides. Je pense également qu’il est nécessaire de garder des liens forts avec les pays occidentaux et d’abord avec la France car nous partageons une histoire commune, une langue commune et des valeurs communes au sein de la Francophonie notamment.

Plutôt que la rupture, j’appelle donc les Africains à une redéfinition des rapports entre leur continent et le monde occidental dans un esprit de coopération mais surtout sur un pied d’égalité. Voilà à mon sens tout le défi qui est posé à l’Afrique pour le XXIe siècle.

Interview réalisée par Mingwa mia Biango, pour www.congo-liberty.org

Diffusé le 15 août 2012

Biographie de Brian Tourré:

Diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques de Grenoble, Brian Tourré est un passionné d’histoire française et occidentale. Issu d’une famille ayant vécu en Afrique pendant la période coloniale, le continent noir a toujours constitué pour lui un sujet d’étude privilégié.

Extrait du livre de la Françafrique à la Chinafrique

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2 réponses à Interview de Brian Tourré, auteur du livre « de la Françafrique à la Chinafrique »

  1. gdfontaines dit :

    Etonnant qu’il n’y ait pas un mot sur les fonds de pensions anglo-saxon et principalement britanniques, qui eux, pillent littéralement le territoire africain en y gelant les terres (entre autres) pour des décennies à des fins de mono-cultures. Occulter la Britanniafric c’est bien au mieux être complaisant au pire s’en faire totalement le complice ou alors c’est montrer une grande incompétence !
    La séparation en 2 du Soudan ne provient certainement pas de la volonté de la Chine par exemple mais bien d’un esprit tordu qui a fait du « diviser pour mieux régner » son leitmotiv.
    S’il y a bien une chose à permettre aux Etats africains c’est qu’ils puissent transformer leurs matières premières sur place, qui puissent atteindre l’auto-suffisance alimentaire puis l’exportation des produits agricoles.
    Et pour se faire, le seul conseil que nous pouvons donner , il est pour nous autres européens, c’est d’en finir avec la spéculation en imposant rapidement une séparation stricte entre banques de dépôts et banques d’affaires (Glass-Steagall)
    Le reste c’est du bla bla bla pour nous endormir ou se culpabiliser gratuitement.

  2. Eggbox dit :

    Bonjour,

    1-/ Je tiens à féliciter l’auteur pour son travail car j’imagine que la documentation recueillie (les études, les statistiques …) pour avoir à la fois une analyse quantitative et qualitative de cette migration de la francafrique à la chineafrique.

    2-/J’ai lu un livre, il y a quelques mois, de Guy Sorman « L’économie ne ment pas ».

    D’après les leçons que j’ai tirées de cette lecture, l’économie ne dépend pas d’un système politique et la religion n’a également pas d’impacts néfastes majeurs.

    Quand les occidentaux prônent la Démocratie comme un système politique universel, c’est pour mieux asseoir leur hégémonie.

    3-/ Je n’ai pas lu le livre de l’auteur, mais déjà je m’interroge pas si ce dernier met également en exergue cette partie de l’Afrique non francophone où les taux de croissance sont supérieurs à ceux de l’Afrique francophone.

    En effet, je pense qu’il serait intéressant de comparer les rapports entre la Chine avec les anciennes colonies françaises et/ou les anciennes colonies britanniques par exemple. Ces données peuvent être importantes, car vous abordez dans l’une de vos questions la nature et le contenu des contrats.

    4-/Cette phrase m’a plu, car elle reflète la réalité: les chinois ne prêchent que pour leur paroisse et l’Afrique n’est qu’en tremplin pour la Chine.

    La francafrique est me semble t-il imposé et approuvé par les dirigeants par les dirigeants africains et la chinafrique est souhaitée par les africains puis que vous parlez de partenariat. Dans mon esprit, bien qu’étant nécessaire un partenariat est acte volontaire d’une partie.

    Par conséquent, si je fais un raccourci intellectuel: quelque soit la nature du partenariat avec l’Afrique, celle-ci sera toujours lésée!!!! C’est ce que j’en déduis n’est-ce pas? Et pourquoi je le dis?

    5-/ Avant d’envisager un partenariat, il faut mettre en place une stratégie laquelle résulte d’une analyse et des objectifs définis en amont.

    L’Afrique a t-elle une stratégie économique globale? Laquelle? Comment est-elle mise en oeuvre? Si la réponse est négative sur l’existence d’une telle stratégie, alors l’empressement de conclure un partenariat chinafrique, soumis à incertitude d’une part et à des conséquences connues qui participent à l’absence d’essor de l’Afrique depuis la francafrique d’autre part, démontre la fragilité économique de l’Afrique et l’incompétence de nos dirigeants en matière économique.

    6-/ J’ignore si le livre de l’auteur parle de transferts de technologies entre la Chine et l’Afrique notamment en termes industriel.

    7-/ Enfin, je terminerai par cela quant l’article parle en se basant sur un rapport de la Commission Européenne sans citer la source du rapport (ce qui nous met comme internaute dans l’impossibilité de vérifier les données citées) des craintes de l’Europe sur les matières premières qui iraient ailleurs et notamment en Chine.

    Faisons attention et en guise d’exemple: la France

    En termes d’énergie, la France dispose de la Guyanne avec le Pétrole et même en métropole les gaz de schiste constituent une vraie réserve importante d’énergie.

    La forêt amazonienne de la Guyanne est plus importante ou tout aussi importante que les forêts africaines.

    L’innovation occidentale en termes de bio-carburant peut également permettre de réduire l’impact de la chinafrique pour les occidentaux.

    Cordialement.

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