I/ Eléments de contexte
Le Congo-Brazzaville, à l’instar de nombreux pays africains, connaît une croissance démographique accélérée qui se traduit par des besoins accrus en termes d’infrastructures, de services, notamment dans des secteurs sociaux cruciaux tels que la santé et l’éducation. La population congolaise s’il faut s’en tenir au dernier Recensement Général de la Population et de l’Habitat (RGPH, Institut National de la Stastique, décembre 2023), 47% de sa population est âgée de moins de 18 ans.
Dans ce contexte de forte croissance démographique, notamment en se référant au Document Sectoriel de Stratégie de l’Education 2015-2025, « Les effectifs du préscolaire sont passés de 27 639 en 2005 à 53 920 en 2012 ; ceux du primaire de 617 010 en 2005 à 734 493 en 2012 ; ceux du 1er cycle et du second cycle du secondaire sont passés respectivement de 193 238 à 253 984 et de 52 296 à 79 475 entre 2005 et 2013. Quant aux effectifs de l’enseignement technique et professionnel (…) ils sont passés de 37 503 à 44 097 pendant la période 2005 à 2013 (Document Sectoriel sur la Stratégie de l’éducation 2015-2025, p26)
Au niveau primaire, on assiste depuis l’année 2006 à une progression continue et significative de la demande de scolarisation dans ce segment de la démographie nationale. Alors qu’ils étaient 621 701 à cette date, cinq ans plus tard, ils sont 734 493, soit une hausse de 3,4%.
Au premier et second cycle de l’enseignement secondaire comme de l’enseignement technique professionnel, la demande de scolarisation est non seulement en hausse continue, mais avec quelques particularités qui complexifient les réponses efficientes que la puissance publique pourrait apporter à cette demande sociale.
Ainsi, le Congo-Brazzaville étant engagé dans un processus d’urbanisation continue, la carte scolaire peine paradoxalement à s’adapter à cette démographie galopante, alors que dans le même temps, les zones rurales se dépeuplent et sont dépourvues d’infrastructures et de commodités diverses. Or, les enseignant.e.s diplômé.e.s des Ecoles Normales, face à ces déficits en termes d’infrastructures, sont extrêmement réticents à se rendre à l’intérieur du pays pour accomplir leurs missions régaliennes. Dès lors, il appartient à la communauté éducative, notamment aux parents d’élèves, de se substituer à l’Etat, en faisant appel aux enseignant.e.s volontaires, dont les niveaux de rémunération sont tout aussi faibles que si souvent incertains.
II-Les Appelé.e.s -Volontaires en quête de reconnaissance
Dans la quasi-totalité des Etats africains postcoloniaux, les budgets des départements ministériels en charge de la formation et de l’éducation devraient bénéficier des enveloppes les plus conséquentes. Toutefois, une inflexion majeure et durable interviendra à l’orée des années 90. De nombreux Etats africains, confrontés à la nécessité d’adopter des Politiques d’Ajustement Structurel (PAS), imposées par les institutions de Bretton Woods comme l’unique solution pour redresser leurs finances publiques, notamment la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire Internationale, avaient décidé de coupes drastiques dans les chapitres budgétaires consacrés aux dépenses sociales, notamment la santé et l’éducation.
C’est ainsi qu’au Congo-Brazzaville, outre la réduction substantielle des budgets des ministères dédiés à la formation, les personnels seront contraints de subir une réduction de leurs traitements ou des dotations périphériques à leurs traitements mensuels. S’agissant des recrutements d’enseignant.e.s dans la fonction publique, ils seront ramenés à leur portion congrue. Il s’ensuivra un désintérêt continue et massif pour ce métier naguère.
Dans un marché de l’emploi qui connaît une contraction sans précédent au Congo-Brazzaville, et face à l’urgence d’une solution au déficit du personnel enseignant, un processus de recrutement d’enseignant.e.s avec un statut Appelés- volontaires avait été lancé . Ne bénéficiant guère du statut d’agent de l’Etat avec les droits et les avantages y relatifs, notamment une garantie pérenne de l’emploi, un plan de carrière ou une progression indicielle sur la durée, ils/elles sont par ailleurs rémunéré.e.s sur une base forfaitaire. Au préscolaire, 40.000 francs cfa ; 50.000 francs cfa au primaire ; 60.000 francs cfa au collège, 75.000 francs cfa au lycée.
Or, depuis l’instauration en 1989-1990 de ce statut qui n’en n’est pas véritablement un, même la rémunération forfaitaire connaît des versements irréguliers lorsqu’il ne s’agit pas simplement, pour ces prestataires indispensables à la bonne marche du système éducatif congolais, de traverser de nombreux mois sans salaires.
Par conséquent, depuis l’avènement de ce statut précaire dans la fonction enseignante au Congo-Brazzaville et sa gestion chaotique, les débrayages et autres mouvements de grève d’enseignant.e.s sont nombreux, compromettent les années scolaires, et la formation des apprenant.e.s s’en trouve par conséquent dévaluée. Au bout du compte, c’est la communauté éducative tout entière, et au-delà de celle-ci l’ensemble de la société qui en pâtit.
III-Une précarisation continue/perte du sacerdoce
La considération et la respectabilité que la société accorde au personnel enseignant et leur autorité s’en trouve forcément ternies. Pourtant, les enseignant.e.s Appelé.e.s – volontaires, contribuent pour une part importante et irremplaçable à la satisfaction de la demande de formation de la jeunesse éducative au Congo-Brazzaville. Il est même important de relever que sans leur apport, de nombreux Congolais.e.s seraient privé.e.s de formation comme l’atteste le Document de Stratégie Sectorielle 2015-2025 en République du Congo : « Sur les 8 438 enseignants de l’enseignement public en 2011, les fonctionnaires étaient 3 402 et les agents contractuels 1 093, soit 49,7 % du total. Les autres enseignant.e.s étaient composé.e.s de 50 volontaires, 1 666 bénévoles (majoritairement en zones rurales), 2 132 autres qui n’ont pas déclaré leurs statuts et leurs diplômes » (Document Sectoriel sur la Stratégie de l’éducation 2015-2025, p31).
La quête de reconnaissance confrontée aux besoins de survie des enseignant.e.s les incitent à une prise de conscience identitaire. Les questions identitaires représentent un enjeu de taille dans l’orientation des trajectoires professionnelles des enseignant-e-s et permet d’analyser, par la recherche, les difficultés dans le travail enseignant (A. Murillo: 2019:225). Par ailleurs, le « monde intérieur des enseignant.e.s essaie de comprendre et d’interpréter dans différents pays l’image de soi chez l’enseignant.e, l’image de l’enseignant.e chez les élèves (A.Abraham, 1990 :31). Les enseignant.e.s ont tendance à faire une description d’eux-mêmes et se décrivent de manière stéréotypée. Parfois en rupture avec leurs idéaux, leurs souhaits, les enseignant.e.s ont tendance à développer « un masque illusoire » (A. Abraham,1990 :32) afin de faire face aux nombreuses situations qui les dévalorisent.
Cela peut s’expliquer par le manque d’attention des pouvoirs publics sur le rôle combien important des enseignant-e-s par leur pratique, d’offrir aux élèves un environnement propice qui encourage la motivation, la confiance en soi. On assiste alors aux cris d’alarme qui se justifient par des remous sociaux, des façonnages d’identités pour reconstruire des vies malgré tout (Marc Uhalde, 2013:128).
IV- La spécificité identitaire au Congo-Brazzaville: des néologismes identitaires aux nouvelles trajectoires
Les difficultés d’installer des relations interactives dans leur vie courante ont conduit les enseignant-e-s au Congo-Brazzaville à adopter un comportement que nos recherches ont qualifié de « repli social » (Enquêtes de terrain sur une population de 120 enseignat.e.s):40 du primaire, 40 du collège, 40 du lycée entre 2017-2021). Ce phénomène de repli concerne aussi les relations entre pairs, la société, la famille. Ce sont les enseignant-e-s eux-mêmes qui se sont défini ainsi, soulignant une absence d’assistance de l’Etat face à leur difficulté quotidienne. Nous posons quatre hypothèses sur la nature des identités enseignantes et comment s’auto qualifient les enseignant-e-s : « tempête, panique, Sisyphe, kamikaze». Commençons par « Tempête ».
a) Tempête identitaire: Cette identité dite «tempête» est une identité qui s’acquiert lorsque les rapports sociaux et particulièrement la relation entre enseignant-e-s et leurs ménages respectifs sont entravés par un manque d’équilibre à la fois de l’économie domestique et la réalité dans l’achat des produits de première nécessité. D’ailleurs, Jean-Noël, enseignant au collège J.F. Tchikaya à Pointe-Noire au Congo-Brazzaville ne dit pas le contraire lorsqu’il affirme : « Dix jours après la perception de mon salaire, je me retrouve vidé de mon avoir mensuel. Car au cours du mois je me suis endetté et, après remboursement, je me retrouve comme un bateau dans une tempête voguant au gré des vents et des exigences des bailleurs de fonds ». (Bailleurs de fonds est un néologisme sémantique pour désigner toute personne qui prête de l’argent aux taux d’intérêts exhorbitants.)
b) Panique identitaire : Ce type d’identité touche au fondement même de la gestion du quotidien et se traduit par ce que les enseignant-e-s nomment « panique » c’est-à-dire l’indécision, l’existence d’un fossé entre les enseignant-e-s et les conséquences socioéconomiques qui les poussent à la précarité. Fort de cela, certains enseignant-e-s se disent pris dans un engrenage comme Pierre, enseignant au lycée Victor Augagneur à Pointe-Noire: « Tous les jours les enseignant-e-s développent de nouvelles idées pour parer toute atteinte à l’effondrement définitif de leur image ».
c) Sisyphe du 21ème siècle
La mythologie grecque nous révèle que Sisyphe, puni par les dieux grecs, était condamné « à hisser éternellement – sans y parvenir – un rocher au sommet d’une montagne. Le rocher retombait toujours avant d’atteindre son but (Lambert, G., Harari, R,2000: 225). Et sans se lasser, Sisyphe redescendait jusqu’à la racine de la montagne pour recommencer son opération.
Dans le sens de notre post, Sisyphe c’est l’enseignant-e congolais qui ne se lasse pas d’aller au travail malgré les conditions de vie précaire. Il est condamné « à hisser le rocher », c’est-à-dire à accepter le statu quo social dans lequel il se trouve: le non-paiement des salaires, la pénurie de carburant, la hausse des prix des denrées de première nécessité et autres; l’absence d’un statut particulier des enseignant-e-s au Congo-Brazzaville. Au demeurant, le gouvernement s’emploie dans une dynamique de confrontation, attitude qui ne participe pas à l’apaisement selon les syndicalistes congolais. En tout état de cause, accepter d’être le Sisyphe du 21ème siècle, les enseignant-e-s au Congo-Brazzaville se préparent à une mort patente, c’est-à-dire, être des kamikazes des temps modernes
d) Kamikaze des temps modernes
Au premier sens du mot, kamikaze désigne un avion, chargé d’explosifs, utilisé par les Japonais à la fin de la Seconde Guerre mondiale contre la marine américaine et pilotés uniquement par des volontaires au suicide d’où le nom d’avions-suicides qui leur est également donné), les kamikazes, ainsi désignés du nom du vent divin qui, en 1281, dispersa la flotte d’invasion mongole, devaient s’écraser en piqué sur le pont des navires adverses qu’ils coulaient à coupsûr (Lambert, G., Harari, R,2000:215)
Comparé aux enseignant-e-s, par glissement sémantique, le mot acquiert le sens d’implication dans des situations socioéconomiques peu viables. Les enseignant-e-s vivent dans l’incertitude du lendemain, eux et leurs familles. Quand ils sont malades, ils n’arrivent pas à se soigner. Quand leurs femmes vont au marché, elles tournent en rond ne sachant quoi acheter vu la fluctuation inattendue des prix des produits alimentaires. En rentrant du travail, ils n’ont aucune certitude de trouver à manger. Dans ces conditions, face à une sorte de débâcle des éléments qui pouvaient soutenir son équilibre social et familial, à savoir, le prix de son loyer, ses conditions de transport, son mode alimentaire, l’enseignant-e est voué.e à la perte de son identité, donc à une déformation de son image sociale.
Conclusion
Le Gouvernement du Congo-Brazzaville, dans le cadre de sa vision Sectorielle pour la Stratégie de l’Education 2015-2025, s’est donné entre autres objectifs prioritaires, de hisser son système éducatif national parmi les trois meilleurs de la zone CEMAC, en consacrant davantage de moyens humains et matériels à un renforcement de son efficacité et de sa pertinence. Dans cette perspective, il est important, voire vital, de sortir de la précarité actuelle les enseignant.e.s Appelé.e.s-Volontaires qui sont un maillon incontournable et décisif de la chaîne éducative. Dès lors, s’engager comme enseignant-e, c’est aussi accepter de faire le deuil d’une partie de ses conceptions, ses savoirs et savoir-faire antérieurs.
Jean Claude Boukou, Sociologie des pratiques rémunératrices
Diffusé le 12 avril 2025, par www.congo-liberty.org
Cher Jean Claude Boukou , gouverner c’est prévoir mais la barbarie Mbochi qui règne sur le territoire congolais foule aux pieds la prospective et prône le sabotage des non Mbochi ! Car les Mbochi ont saboté l’école publique en faveur de l’école privée tenu par madame Annie Denguet , Danielle Adada , l’université Marien Ngouabi n’existe plus que de nom avec près de dix ans d’arrières de bourses . Par contre un jeune Mbochi fraîchement diplômé est vite intégré avec effet financier à l’université Marien Ngouabi avec éventuellement un poste de conseiller à la présidence Mbochi ou dans un ministère Mbochi. Voilà la réalité que nous impose Sassou Denis dans ce pays.