AUCUN ETAT AFRICAIN N’EST A L’ABRIS D’UNE DISLOCATION , Par Achille MBEMBE

Pour l’écrivain et historien camerounais Achille Mbembe, l’explosion du Mali et l’instabilité du Sahel sont les prémices d’une désintégration du continent. Mais l’historien ne se contente pas de donner l’alarme, il avance des propositions pour “sortir de la grande nuit”.

Bon nombre de pays d’Afrique sont de plus en plus confrontés à des tensions identitaires.Comment en sortir ?

Achille Mbembe : L’Afrique, au lieu de se transformer et de redevenir un vaste espace ouvert aux circulations et aux échanges des hommes, des idées et des biens, avec l’éclatement des Etats existants, s’oriente vers la création de micro-Etats sans nom, sans voix, sans poids propre. Nous devrions aller dans la direction opposée, mais la manière dont la plupart de nos Etats sont gouvernés crée malheureusement des conditions telles que pour beaucoup la seule solution, c’est le séparatisme. C’est ce qui s’est passé au Soudan.

C’est en partie le cas du Mali…

Bien sûr, mais le Nigeria n’est pas non plus à l’abri d’une dislocation. Aucun Etat africain, à l’heure où je parle, n’est à l’abri d’une dislocation. On assiste actuellement à une extraordinaire désintégration du Sahara. Ce n’est pas qu’un désert. Il recèle d’énormes richesses, du pétrole, du gaz, de l’uranium, et il fait donc l’objet de convoitises de puissances extérieures à l’Afrique et dont les intérêts ne sont pas nécessairement les nôtres.

Pensez-vous, comme certains, que ce sont des puissances occidentales qui tirent les ficelles des conflits en Afrique, notamment dans le Sahara ?

Historiquement, disons que les puissances occidentales, avec leurs interventions à la fois militaires et économiques en Afrique, n’ont produit aucun exemple positif. Je demande que l’on me cite un seul exemple d’intervention extérieure qui ait accéléré le développement du continent. Il n’y en a pas ; ce sont des interventions qui compliquent davantage la scène locale et dont les coûts humains, économiques et sociaux sont incalculables. C’est ce qui s’est passé en Libye, par exemple, où l’intervention militaire de l’Otan s’est produite d’une manière telle que cette organisation ne s’est point intéressée aux conséquences. Par principe, je suis contre les interventions extérieures en Afrique, ce qui signifie en retour que le continent devrait se doter de moyens internes pour se gouverner lui-même, ce que malheureusement il ne fait pas.

Avec le Mali, la Guinée-Bissau ou encore la Libye, on a vu une Union africaine et une Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao) attentistes. Faudrait-il repenser la mission de ces institutions ?

L’heure est venue de construire un véritable agenda africain pour le XXIe siècle face, effectivement, aux risques de dislocation des Etats, alors que nous devrions avancer vers la construction de larges espaces africains unifiés qui feraient la force propre du continent. Face également aux convoitises que l’on vient de signaler, il est important que, sur le plan continental, nous ayons, par exemple, une politique africaine à l’égard de la Chine. La Chine a une politique chinoise à l’égard de l’Afrique, mais l’Afrique, pour le moment, n’a pas de politique africaine à l’égard de la Chine, alors que les chiffres officiels du gouvernement chinois prévoient l’arrivée chez nous d’ici cinquante ans d’à peu près 20 millions de Chinois.

Nous n’avons pas de politique africaine à l’égard de l’Europe alors que la politique européenne en Afrique semble se réduire à la gestion des flux migratoires et à l’affirmation d’une volonté d’apartheid qui se nourrit, au fond, du racisme. Mais tout ce travail exige d’énormes investissements analytiques et intellectuels, et une vision sur le long terme qui trancherait avec le court terme des politiques d’instrumentalisation du pouvoir à des fins privées.

Et quelle doit être la place, dans ce schéma, de l’Afrique du Sud, que vous citez souvent comme modèle ?

Nous avons, par réalisme stratégique, besoin de l’émergence sur le continent de deux ou trois pouvoirs hégémoniques. Nous ne pouvons pas fonctionner sur la scène mondiale avec une poussière d’Etats faibles et de pacotilles qui ne pèsent d’aucun poids, ni sur le plan régional ni sur le plan international. L’Afrique du Sud, de par sa force, son histoire, sa richesse, et une certaine sophistication institutionnelle et sociale, est évidemment candidate à cette position. Mais il faudrait créer les conditions pour qu’émergent des points et des pouvoirs régionaux, en Afrique de l’Ouest, en Afrique centrale – ventre mou du continent – et en Afrique de l’Est. Ces moteurs permettraient d’entraîner le reste des pays dans la construction d’un agenda africain.

François Hollande vient d’être élu président de la République française, signant le retour de la gauche aux affaires. Comment voyez-vous l’avenir des rapports entre la France et l’Afrique ?

Il faudrait que l’on arrive à un point où l’avenir des rapports entre l’Afrique et la France soit décidé en Afrique et ne dépende plus des élections françaises. Pour y arriver, il faudrait que les forces africaines s’organisent, qu’elles pensent sur le long terme et investissent dans l’effort d’analyses, d’interprétations, de connaissances qui permettent de transformer le savoir en pouvoir. Ce qui me frappe : les élites françaises, qu’elles soient de droite ou de gauche, n’ont pas développé un concept de l’Afrique qui soit à la mesure des mutations de ce continent. Il y a un décalage extraordinaire entre ces mutations, les connaissances que nous en avons et les politiques rétrogrades mises en place par les gouvernements successifs de la France, qu’ils soient de gauche ou de droite. De ce point de vue, il faut que l’Afrique reprenne l’initiative. La fin de la Françafrique, c’est-à-dire le démantèlement du système de corruption mutuelle des élites africaines et des classes prédatrices francophones, sera le résultat de l’action des forces africaines organisées solidairement, et bien entendu des forces similaires en France qui veulent voir la fin de ce système.

Mais, en attendant, ne pensez-vous pas qu’il est urgent pour François Hollande de corriger le discours de Dakar prononcé par l’ex-président Nicolas Sarkozy ?

Peu importent ses priorités, ce qui m’intéresse au premier chef, c’est d’organiser en Afrique même les capacités intellectuelles, politiques, qui feraient que l’aventurisme étranger sur le continent se solde par un prix très élevé et que cela fasse réfléchir tous ceux qui pensent que l’Afrique reste leur terrain de jeu.

Et quel est le rôle des élites africaines dans ce changement ?

Il faut plutôt que l’on constitue une contre-élite. Ce qui s’est passé, c’est que les élites ont été décapitées.

Les élites sont passées par un processus que Gramsci appelait “transformisme”. Ce qui me frappe dans nos sociétés, c’est la capacité des Etats africains à décapiter leurs élites et à les soumettre à travers un système de dépendance, de corruption. D’où la nécessité d’une contre-élite porteuse d’un projet de transformation radicale du continent, parce que l’Afrique a besoin d’une transformation radicale. Malheureusement, les forces susceptibles de conduire à cette transformation manquent pour le moment à l’appel et voilà le dilemme auquel nous faisons face.

 

Propos recueillis par Antoine de PADOU

Source : Enquête + « Dakar-Sénégal »

 

Achille Mbembe, 55 ans, est l’un des intellectuels africains les plus en vue.
Cet essayiste camerounais, auteur de plusieurs ouvrages sur le postcolonialisme,
est professeur d’histoire et de science politique à l’université du Witwatersrand,
à Johannesburg, en Afrique du Sud.
Il enseigne également à l’université Duke,aux Etats-Unis.

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2 réponses à AUCUN ETAT AFRICAIN N’EST A L’ABRIS D’UNE DISLOCATION , Par Achille MBEMBE

  1. Félix BANKOUNDA-MPELE dit :

    Bien dit et conforme à tout esprit rationnel et intègre qui pense l’Afrique d’abord et non les petits intérêts égoïstes qui caractérisent la grande majorité de l’élite congolaise notamment, mais aussi les partisans de l’ignoble, impudente et injustifiable théorie de la tribalité. C’est bien là Achille Mbembé, tel qu’on le connaît, et tel qu’on l’estime. Bravo

  2. william dit :

    J’interviens tres en retard sur ce site relativement a cette remarquable interview de Mr Achille Mbembe pour dire que je suis tres flatte par son contenu qui, malheureusement, est vrai.

    Ne nous voilons plus la face, nos etats ne sont pas des nations, ils ne veulent et ne peuvent le devenir a cause des interets egoistes de ceux qui les gouvernent d’ou l’ineluctable consequence qu’est la dislocation.

    Ces Etats sont, dans le fond, deja disloques, l’unite vantee et proclamee n’etant qu’une apparence dont le ciment est la repression dans toutes ses formes, arme absolue de leurs gouvernants.

    Si la balkanisation de l’afrique a ete faite par l’occident, celle de nos pays est orchestree par nos gouvernants, avec mention speciale

    Vivement donc que cet etat de fait, expression de la realite, se formalise par des moyens constitutionnels appropries.

    Un seul regret : qu’un si bon sujet n’attise pas la passion des internautes, beaucoup plus habitues aux banalites excecrables de Delapatria, Bec jaune et consorts.

    Merci a Mr Bankounda-Mpele, vous emportez mon admiration.

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