Par Dieudonné ANTOINE-GANGA
André Matsoua qui sera, au vingtième siècle, l’une des vedettes de l’histoire coloniale des deux Congos, après Simon Kimbangu, aurait eu 136 ans aujourd’hui. Il est né le 17 janvier 1889, dans l’actuelle préfecture de Kinkala, aux environs de du village Mandzakala où vinrent s’établir ses parents, originaires de Vulu-Kia-Kayi, dans le district de Boko.
Matsoua fit ses études primaires à la mission catholique de Mbamou à 20 km de Kinkala, puis fut envoyé comme catéchiste à Kololo, région de Mpangala dans le Pool. Ne devant pas se contenter de cette modeste situation, il obtient un poste de préposé de douanes à Brazzaville, en 1919, qu’il devait d’ailleurs abandonner peu après pour s’embarquer en 1921, à Matadi (Congo Belge), pour la France.
C’est à Marseille qu’il s’engage dans l’Armée française. Il participe alors au Maroc à la campagne du RIF contre Abdel Krim et quittera l’armée en 1925, avec le grade de sergent. Il arrive à Paris où il obtient un emploi de comptable dans un service de l’assistance publique de la seine.
A Paris, l’horizon de Matsoua prend de sérieuses dimensions. N’y règne-t-il pas un climat favorable à la lutte anticoloniale à laquelle il paraissait déjà, depuis longtemps, fort prédestiné ? Il y avait en effet, un courant d’idées émancipatrices, une atmosphère de fièvre dans les rangs des hommes de couleur, des Africains et des Antillais en particulier. Des mouvements insurrectionnels secouent toute l’Afrique Equatoriale Française (A.E.F.) et atteignent la côte d’alerte en 1930, semble-t-il, puisque, à cette date, en plus du Bas-Congo, les colonialistes doivent affronter le Haut-Ogooué, la Haute-Sangha, territoire de Berberati surtout, où un certain Karinou qui soulève les Bayas, sera tué par les colonialistes, après leur avoir infligé plusieurs défaites.
A ce propos, Suret Canale écrit dans son livre « Afrique Noire » : « Le soulèvement a embrasé plusieurs districts de l’A.E.F. et a duré plus de quatre mois pendant lesquels les indigènes, malgré l’insuffisance de leurs armes, ont infligé plusieurs défaites aux troupes françaises en faisant prisonnière une grande partie de leur infanterie. Les mines étaient saccagées, les ponts détruits, un grand nombre de bâtiments des concessions furent mis à sacs. Les indigènes firent preuve de beaucoup de bravoure, d’une vaillance militaire que la presse bourgeoise française, malgré les tentatives d’étouffer toutes les informations, a été obligée de reconnaître. »
L’on voit donc que dans un tel cadre, Matsoua qui, déjà au départ de son pays, le Moyen-Congo, avait dû être sensibilisé par le mouvement Kimbanguiste naissant, ne pouvait rester inactif. Il regroupe autour de lui tous ses compatriotes Congolais dont quelques boys amenés par leurs patrons ou quelques autres que le hasard avait conduits sur ces rives lointaines de la Seine. Il fonde avec eux une association, dite : « Association Amicale des Originaires de l’A.E.F. » dont les buts étaient :
1/- porter assistance aux Noirs en France ;
2/- revendiquer pour les Congolais et pour tous les originaires de l’Afrique Equatoriale Française (l’A.E.F.), la voix au chapitre dans la gestion de l’Empire ;
3/- s’élever contre le Code de l’Indigénat qui réquisitionnait les Africains pour les travaux d’utilité publique dénoncés comme des travaux forcés déguisés, par les anticolonialistes ;
4/- demander l’indépendance des autres colonies de l’Afrique Equatoriale Française (l’A.E.F.).
Par lettre n° 110 du 26 avril 1926, le Président du Conseil français, Raymond Poincaré, approuve les statuts qui lui sont soumis avec l’avis favorable du Gouverneur Général Antonetti.
Enregistrés sous le n° 164649 le 29 juillet 1926 à la préfecture de police de Paris, les statuts paraissent dans le journal officiel de la République Française du 20 septembre 1926, en page 10395 et l’on peut y noter, comme représentants légaux désignés par l’Assemblée générale :
A / pour la France : Matsoua André, fondateur, Balou Constant, Tchicaya Lucien, Bikouta André, Ganga Pierre, Kinzonzi Pierre, Rebouka, Goma et Loembé ;
B/ pour l’A.E.F. : Mayassi Jacques, Tenard Kyellé Louis, Nkodia Léonard, Moutchila Pierre, Lembé Joseph, Mapakou Henri et Bemba Bikedi ;
C/ Pour Léopoldville : Mahoukou Prosper, Makéza Pascal, Wamba Martin, Nkounkou Jules, Matsiona Jules, Matoumpa Prosper et Matiabou.
La jeune Association dont le siège est fixé est à Paris, ne tarde pas à manifester sa présence dans le monde politique. Matsoua, à la tête d’une délégation de sept Congolais, va demander l’adhésion de l’association à la Ligue de défense de la race nègre.
L’action de Matsoua André ne s’arrête pas là, dans le seul cadre du militantisme dogmatique. En effet, le 26 janvier 1928, il écrit une longue lettre à Monsieur Raymond Poincaré, Président du Conseil Français, en faveur du Gouverneur Général Antonetti, contre qui une campagne sévère venait d’être engagée par les concessionnaires français dont les frères Tréchot et dont les privilèges semblaient mis en cause par ce grand administrateur. Dans cette lettre, il dénonce aussi l’asservissement et l’exploitation dont étaient victimes ses frères compatriotes du Nord de notre pays, par les compagnies concessionnaires des frères Tréchot qu’il qualifia par ailleurs de ‘’vautours et oiseaux de proie’’. Voici ce qu’il y écrivit en substance :
« …Monsieur Antonetti a eu, il y a un peu de temps, l’occasion de constater de quelle façon les frères Tréchot, administrateurs d’une Compagnie Française du Haut et du Bas-Congo (C.F.H.B.C.) au capital de cent millions de francs, eux-mêmes plusieurs fois millionnaires, entendaient augmenter leur capital au détriment des Noirs de mon pays. Vous ignorez, Monsieur le Président, que pour une poignée de sel, les frères Tréchot se faisaient facilement remettre cent kilos de caoutchouc ou d’autres produits du Congo Français, et d’autres agissements encore, ont forcément amené Monsieur Antonetti, lorsqu’ils les ont commis à les réprouver et les faire cesser, d’où campagne par les frères Tréchot et consorts, gens assoiffés de capitaux, contre Monsieur Antonetti. Nous avons du reste, l’appui de presque toutes les compagnies ou sociétés commerciales et industrielles du Congo Français, lesquelles compagnies ou sociétés sont membres bienfaiteurs ou honoraires de notre société, sauf bien-entendu, la compagnie des frères Tréchot, qui dédaigne les noirs qu’elle exploite. Vous avez dans différents articles, eu l’occasion de parler de cette campagne, et l’éditorial du jeudi 1er septembre 1927, a eu mon entière approbation et m’a fait le plus grand plaisir et je ne pourrai que prendre la défense de Monsieur Antonetti chaque fois que j’en aurai l’occasion, car mes frères Congolais et moi-même ne pouvons que nous louer d’avoir à la tête de notre cher beau pays, un homme de cœur aussi loyal, aussi bienveillant que Monsieur Antonetti, à qui nous souhaitons ici, longue vie et toute la santé désirable pour le voir le plus longtemps possible diriger et développer les destinées de mon pays, le Congo français dont les richesses immenses seraient entièrement accaparées par les vautours et oiseaux de proie de l’espèce Tréchot et consorts, si notre cher Gouverneur Général n’y avait pas mis ordre à temps. Il est de toute justice, que chacun profite au prorata de son activité et de ses peines, des immenses richesses et qu’elles ne soient plus la propriété exclusive des gens qui n’ont reculé devant rien pour se les approprier ». Nos frères compatriotes du nord de la République où s’exerçait plus particulièrement l’action néfaste des frères Tréchot, sont mieux placés pour apprécier les torts causés par leur compagnie toute-puissante qui fit muter, plus d’une fois, des gouverneurs généraux qui ne cautionnaient pas leur politique d’exploitation éhontée et barbare.
De son combat politique, André Grenard Matsoua disait dans une lettre qu’il envoya à l’Administration coloniale le 8 février 1941 : « Je combats la domination. Je lutte pour l’égalité pour notre émancipation en tant qu’individus et en tant que peuple. L’aspiration que nous représentons est partagée par l’ensemble de notre peuple. La répression que vous avez cru avoir développée contre l’Amicale, n’a pas réussi à décourager le peuple considéré. Bien au contraire ! Elle a provoqué un radicalisme de notre mouvement. Nos villages connaissent des saccages incessants. Et cependant, on ne note aucun signe de défection au sein de notre peuple. Certains de mes compagnons de lutte ont été exécutés sommairement. Je veux parler de M’biemo, Milongo, Mbemba et tant d’autres. Mais notre combattivité, l’adhésion populaire à votre opposition se sont accentuées. D’autre part, nous ne cesserons pas de demander l’indépendance des autres colonies de l’Afrique Equatoriale Française (l’A.E.F.). Tout cela devrait vous faire réfléchir ».
Ce qui amena Monsieur De Butttafoco, alors Administrateur français de la Région du Pool, à déclarer : « Vous les matsouanistes, vous exagérez ; au lieu de limiter vos revendications d’autonomie au seul territoire du Moyen-Congo, vous avez voulu les étendre sur toute l’A.E.F., ne nous laissant aucun lopin de terre dans cette région. Voilà votre bêtise, voilà ce qui rend difficile votre tâche. » (Sic).
Matsoua est arrêté à Paris d’où il sera, sur la demande du Gouverneur Général, déféré à Brazzaville où il sera en détention en prison. Il sera successivement transféré à Mindouli et le 12 décembre 1941 à Mayama où il mourra dans la nuit du 12 janvier 1942, après avoir reçu une injection d’on ne sait quoi, rapporte-t-on, sur la recommandation des autorités administratives, par un infirmier nommé Basile.
Le 13 janvier 1942, le Gouverneur Félix Eboué et De Buttafoco annonceront officiellement la mort de Matsoua. Les colonialistes blancs avaient réussi à faire endosser le poids, la gravité et la honte d’un tel forfait par un Noir, Félix Eboué. Mais qu’à cela ne tienne, Matsoua venait de rentrer dans le camp de l’immortalité.
Les esprits ont été déjà préparés pour en faire un dieu, partant d’outrages, de tortures, de difficultés sans noms endurés à cause de son nom. Le Kimbanguisme avait donné le ton, le Kakisme avait enchéri et préparé le chemin du Matsouanisme.
D’autre part, il sied peut-être d’évoquer le Kakisme, ce mouvement venu du Congo-Belge et qui fut son apparition au Moyen-Congo en 1941. Simon Mpadi en était l’apôtre. Il prêchait aux Noirs que ceux-ci n’auraient de salut de Dieu que par lui. Pour les Noirs, Christ ne comptait plus, remplacé avantageusement par Simon Kimbangu. Christ pour les Blancs, Kimbangu pour les Noirs.
Les adeptes de cette doctrine portaient tous une tenue kaki, choisie comme tenue de la victoire. A l’avènement du Matsouanisme, ils arboreront une fleur rouge enfouie dans la chevelure.
A vrai dire, le Matsouanisme comme religion, ne se manifestera clairement, pour la première fois, que le 11 octobre 1945. A en croire certains témoignages, un certain Malanda Prosper, accompagné de son ami Malanda Dagobert, se firent intercepter par une patrouille de police dans la nuit du 10 au 11 octobre 1945, près de la petite rivière de Makélékélé. Aux agents de police qui leur demandaient le motif de leur retranchement en ces lieux, ils déclarèrent sans sourciller qu’ils prient André Grenard Matsoua, sauveur de la terre, le Représentant légal, celui qui doit commander le Congo, et d’égrener mille et une autre épithètes. Ainsi le Matsouanisme aura engendré deux courants : l’un, politico-messianique et l’autre politique. Les deux courants luttaient contre le colonialisme sous toutes ses formes.
Par exemple, dans tout le Pool, les chrétiens catholiques avaient des relations tendues avec les missionnaires qu’ils accusaient d’exploiter le peuple, de boycotter et de saboter l’Amicale auprès de leurs fidèles. A ce propos, une grève dite « grève des cadeaux : images pieuses, médailles, chapelets » s’instaura dans tout le Pool. C’est ainsi qu’ils boycottèrent toutes les manifestations organisées à l’occasion du 50ème anniversaire de la fondation de la Mission Catholique de Linzolo. Ils refusèrent unanimement de s’agenouiller pour recevoir la bénédiction épiscopale de Monseigneur Firmin Guichard, alors évêque du diocèse de Brazzaville ou de prendre part au repas commémoratif, offert par les prêtres. Ce qui amena Monseigneur Guichard, frustré, à fermer les écoles catholiques dans le Pool.
La lutte anticolonialiste des Matsouanistes a été aussi l’objet de plusieurs témoignages dont ceux du Président Alphonse Massamba-Débat et du Premier Ministre Bernard Kolelas.
Tout d’abord, le Président Alphonse Massamba-Débat affirme : « Indépendance du pays, liberté et dignité du peuple, voilà les choses sacrées pour lesquelles, tant de Matsouanistes ont péri ou ont accepté les pires privations, enduré les plus inimaginables horreurs et tortures. C’est la foi qu’ils ont incrustée dans leur cœur, la conviction qu’ils ont fait enraciner dans leur conscience, et la flamme de l’amour de leur pays qu’ils ont allumée en eux que ces hommes ont préféré souffrir que trahir, mourir qu’abdiquer. Devant leurs bourreaux blancs ou noirs ils sont restés stoïques, insensibles aux menaces et aux outrages parce que la longue lutte contre la domination étrangère, contre les horreurs et les injustices de l’indigénat, contre l’exploitation de l’homme noir par l’homme blanc, les a rendus plus sensibles au devoir qu’au droit, plus attentifs au sacrifice qu’à la faveur. Les Matsouanistes ne seront jamais d’accord avec les traîtres et les Africains indignes qui n’ont pas su défendre la cause sacrée pour laquelle tant d’hommes ont souffert, pour laquelle Matsoua est « parti » : l’indépendance et la liberté, la reconquête réelle du pays de l’emprise des descendants des blancs et des Africains indignes ».
Ensuite, le Premier Ministre Bernard Kolelas déclare, de son côté : « Le mouvement matsouaniste a soutenu la lutte de libération nationale sans jamais fléchir, sans jamais trahir ses principes d’intégrité, d’incorruptibilité, et de fidélité à la personne de Matsoua, à son idéal social, politique et moral. Bien plus, malgré les persécutions dont ils étaient l’objet, les Matsouanistes sont restés fidèles à leurs idéaux de paix, de liberté, de fraternité et d’amour à l’endroit des peuples du monde. Ils ont continué la résistance, le combat anticolonial sans changer un seul iota à leur profession de foi matsouaniste, à ses revendications politiques. Sur la personnalité d’André Matsoua Grenard, nous soulignons qu’il a profondément déteint sur l’âme de son peuple, par son équation personnelle tout d’abord, par ses idéaux et son action politique ensuite. Il fut un grand patriote, un homme plein d’abnégation et de dévouement pour le bien de son peuple et du monde des opprimés. Un humaniste qui aspirait à l’harmonie, à l’égalité et à l’entente entre les races et les peuples du monde, sans discrimination d’aucune sorte. Il fit des droits de l’homme, son cheval de bataille. Il fut un leader déterminé et farouchement engagé dans le combat pour la justice, le respect et la dignité de l’homme africain, de l’homme tout court. L’homme irradiait l’amour fraternel, la force charismatique, la conviction et l’assurance qui forçaient le respect et l’admiration. Mais sa vie fut un tissu de privations, de souffrances et de sacrifices. Bref, un personnage historique hors du commun, très avancé sur son temps et sur son peuple, que l’épreuve du temps n’a jamais entamé ».
Comme pour corroborer ces deux témoignages, j’affirme avec Confucius qu’André Matsoua Grenard fut un « Grand Homme, un Homme Supérieur », c’est-à-dire un homme qui avait mis tout d’abord ses paroles en pratique. Faisant siennes les paroles du Secrétaire Général du « Comité de défense de la race nègre » au congrès constitutif de la « Ligue Internationale contre l’impérialisme et l’oppression coloniale » tenu à Bruxelles en février 1927 : « Les Noirs ont dormi trop longtemps. Mais méfiez-vous, Europe ! Ceux qui ont dormi pendant longtemps ne vont pas retourner dormir quand ils se réveilleront. Aujourd’hui, les Noirs se réveillent ! » Matsoua André Grenard eut une bienveillance égale pour tous et fut un homme politique sans égoïsme et sans égocentrisme ; il donna enfin la priorité au Congo et à l’Afrique. Il fut une « personnalité exceptionnelle et visionnaire. » Enfin je considère son association « L’Amicale » comme l’un des premiers mouvements politiques et panafricanistes structurés autour des revendications pro-nationalistes. André Matsoua Grenard, déclaré à juste titre Héros National, reste et restera toujours le symbole du rejet de l’ordre colonial et de ses abus.
Dieudonné ANTOINE-GANGA
Diffusé le 06 février 2025, par www.congo-liberty.org