La nécessité d’une introspection dans les valeurs de l’organisation africaine précoloniale afin d’enraciner l’Etat dans les terroirs., Par Jean Pierre BANZOUZI

Les indépendances n’ont pas permis d’enraciner l’Etat postcolonial dans les terroirs pour le rendre endogène. Au contraire l’Etat postcolonial est apparu comme principale source d’insécurité et de pauvreté pour ces entités, enfermées dans des logiques péjoratives, conflictuelles et mortifères (« tribus », « ethnies ») alors que ces terroirs demeurent des lieux riches d’initiation aux valeurs de l’organisation sociale Bantu dans le bassin du Congo. En effet, les structures « traditionnelles » d’organisation sociale dans l’arrière pays congolais sont des champs inexplorés de valeurs qui pourraient aider la société congolaise contemporaine à fonder un Etat différent en lieu et place, de l’Etat postcolonial marqué par l’extraversion. Les communautés de terroirs qui ont pu bâtir des modèles économiques et sociaux solidaires et ingénieux ne sont pas considérées par l’Etat central comme des parties prenantes à la construction d’un éventuel Projet étatique conforme aux valeurs profondes Bantu. L’élite  politique congolaise a procédé par mimétisme et a investi cet organe étatique colonial laissé faussement vacant en reproduisant les mêmes réflexes de l’époque coloniale. Cette élite regarde sans cesse sa société sous le prisme de la métropole coloniale. Alors que les économies solidaires collectivistes des terroirs n’ont pas attendu les sonnettes d’alarmes des ONG pour construire des économies utilitaires et respectueuses des écosystèmes à leur échelle (par la sacralisation des sites naturels), ces terroirs comme à l’époque coloniale sont restés les parias de l’Etat jacobin postcolonial. Cet Etat, partenaire de l’économie capitaliste dominante fondée sur l’ultralibéralisme est aux antipodes des Etats précoloniaux qui ont pu bâtir jadis des sociétés d’équilibre à travers des modèles économiques humanistes et solidaires. Il s’agit d’une opposition de paradigme. Pourquoi ? D’abord, l’idolâtrie du matérialisme est considérée par les sociétés capitalistes occidentales comme le moteur de progrès de ces sociétés. Or ce progrès même conséquent peut être nuancé au regard des inégalités et des dégâts humains et écologiques générés par cette idolâtrie. L’analyse marxienne consacre une large partie à ce que Marx appelle la réification c’est-à-dire des rapports entre les individus se résumant à des rapports mercantiles sur des choses matérielles et n’ayant plus rien d’humain. Les lieux d’initiation à l’humanité que sont la famille, la collectivité locale, l’association, l’entreprise etc… sont en crise à cause de ces rapports teintés de cupidité. Les sociétés précoloniales africaines et sud-américaines même agressées, ont compris la nécessité d’inscrire ces rapports dans l’humanité et le collectivisme et dans la relation avec l’environnement (écologique et cosmique). Ensuite, le crédo de l’ultralibéralisme né des travaux des pères fondateurs du libéralisme Adam Smith, Jean-Baptiste Say, David Ricardo, Léon Walras qui depuis le XIXe siècle ont inspiré en permanence le fonctionnement de l’économie mondiale  selon des principes érigés en dogme à savoir:

  • à l’intérieur des pays la concurrence, le marché et le profit,

  • à l’extérieur des pays le libre échangisme universel.

Ce crédo ultralibéral n’est fondé sur aucune base scientifique objective au moins sur deux points :

  • les conquêtes coloniales et le travail forcé en Afrique sont deux faits historiques qui contredisent l’idéologie du libre jeu de la concurrence,

  • l’accaparement des terres agricoles en Afrique par les agressions coloniales a désarticulé les économies de terroirs et ne convainc pas d’une économie dont le jeu serait libre entre les agents.

L’histoire du capitalisme est marquée par la spoliation que Marx retrace dans le Capital. Le pillage des ressources par les compagnies concessionnaires dans les conditions inhumaines dans le bassin du Congo n’ont rien d’une économie de libre échange. Encore aujourd’hui, les différentes crises financières incitent les spéculateurs (à travers ces compagnies) à investir dans les secteurs refuges notamment l’agriculture en Afrique. Ils achètent des terres à vil prix arrachées de force aux paysans sous le couvert « d’investisseurs étrangers » en connivence avec les dirigeants locaux. Ces conquérants modernes se lancent dans les cultures d’exportation (le cas de l’Afrique et de l’Amérique du sud) loin des objectifs d’autosuffisance alimentaire tout à fait réalisables pour le continent africain qui en a bien besoin. L’emphytéose au Bas-Congo – projet visant à rétrocéder aux colons la propriété de ce terroir pour en faire une zone franche – est l’exemple même de cette expropriation des terres africaines. Les idéologies économiques du XIXème siècle reviennent donc en force – mais avaient-elles vraiment disparues ? – dans le fonctionnement de l’économie mondiale sous la conception d’Etat non plus colonial, mais « libéral », « démocratique » et standardisé qui s’impose à l’échelle de la planète, jusque dans les structures africaines qui réclament un autre Etat, un Etat endogène et enraciné dans le terroir. La monographie sur l’économie politique des ressources halieutiques dans le Bas-Congo à Manianga-Tombo a révélé un champ conceptuel riche. Ces terroirs refusent la philosophie économique du crédo ultralibéral et préfèrent les principes fondés sur l’humanisme, kimutu. Les terroirs congolais s’appuient sur des économies collectivistes fondée sur la primo-régulation et non le conflit. La hantise des sociétés de terroirs c’est de construire des sociétés d’équilibre et non des sociétés de déséquilibre crédo du modèle capitaliste dominant. Ce système a trouvé des relais dans les pays africains à travers un clan qui a su saisir les ressources de l’Etat jacobin postcolonial et qui s’impose et s’oppose aux terroirs appauvris, comme bourgeoisie locale du système capitaliste mondial. Les guerres pour le contrôle des ressources minières en Afrique sont la conséquence du marché international (théorie du libre échange de Ricardo) dont les conditions sont imposées par les plus puissants. Au contraire, les économies africaines de terroirs fonctionnent selon le modèle de la primo-régulation collectiviste hérité des sociétés anciennes. L’économie de pêche à la nasse à Ntombo-Manianga révèle ces principes d’économie solidaire. Les couloirs de pêche ont été affectés selon les clans et les lignages lors du partage originel collectiviste avant de permettre aux acteurs (artisans-pêcheurs et propriétaires) de contracter en toute liberté pour les activités de production. Voici quelques règles saillantes qui régissent le fonctionnement de ces sociétés de terroirs.

  1. Les règles économiques.

  1. Sur certains marchés dont les biens et services échangés sont considérés comme vitaux (produits alimentaires), la monnaie dans sa forme moderne est exclue pour éviter la marchandisation et la spéculation (ces questions ont largement été évoquées par Marx dans Le Capital). C’est le cas à Nzadi-kia-mataka à Ntombo-Manianga sur le marché primaire des facteurs de production des ressources halieutiques. Les échanges se font sur le modèle du troc pour la rémunération des facteurs de production. Le bien échangé est le poisson, l’étalon de mesure est le lussila (filet de poisson). Cela ne veut pas dire que le terroir Kongo-Manianga ignore la monnaie. Il s’agit d’une singularité de ce secteur de pêche à la nasse.

  2. Le marché en tant que lieu de rencontre entre l’offre et la demande n’est pas érigé en sanctuaire des équilibres contrairement aux thèses classiques et néoclassiques (Adam Smith, Ricardo, Walras etc..). Les terroirs fondent leurs équilibres sur la primo-régulation ex anté. Les affectations du marché sont ex post.

  3. Sur les marchés la règle de la transparence est de mise. D’où la nudité instituée par la société pour les travailleurs intervenants sur le site pour les travaux de production des ressources halieutiques.

  1. Les règles écologiques.

  1. La sacralisation des sites naturels montre bien le souci des terroirs à la préservation de l’environnement. Des rituels et des prières sont effectués avant le prélèvement des ressources (matériaux pour la confection des nasses) dans la nature qui est la mère nourricière.

  2. Les artisans-pêcheurs lisent en permanence les facteurs climatiques et composent avec ces facteurs (climat, faune, flore, saisonnalité, migration des poissons etc.) pour prendre les décisions de production.

  1. Les règles sociales.

  1. La rémunération des facteurs de production est basée sur une grille de revenus prévisionnelle ngiendi (profit réalisé par l’artisan-pêcheur), grille négociée par les principaux agents dans un rapport gagant-gagant. Le marché du travail n’est pas érigé en sanctuaire de l’affectation des revenus.

  2. La redistribution des revenus ce fait selon la règle du moyo kamba. Moyo veut dire ventre allusion au ventre qui a faim, kamba veut dire catégorie d’individus ou d’agents démunis. L’obligation est faite aux agents de faire la collecte des poissons et de donner gracieusement aux démunis (veuves, handicapés, vieillards, fonctionnaires en difficulté de solde).

  3. La famille matrilinéaire aujourd’hui mise en difficulté par les kalaka commis de l’Etat postcolonial est le lieu de succession et d’initiation à ces valeurs pour la transmission des pouvoirs.

L’Etat jacobin unitaire monolithique et hyper-centralisé est le principal facteur d’insécurité pour ces terroirs. Ces terroirs sont devenus les lieux d’expérimentation des conflits armés détruisant les économies solidaires mises en place par les populations. L’Etat postcolonial s’est cloisonné, tourne en rond sur lui-même, se reproduit avec lui-même sans donner aux terroirs des prérogatives réelles, dans la même logique coloniale d’antan. D’où l’impératif de son changement en appelant à :

  • la nécessite à une introspection sur ces valeurs du terroir et l’impératif de cesser de les cantonner dans des rapports antagoniques et mortifères (tribus, ethnies),
  • la nécessite de l’élite kalaka congolais de faire école au près des dépositaires (les sages qui vivent encore) pour apprendre et parfaire leurs prises de décisions,
  • enfin la nécessite de réfléchir à un cadre étatique décentralisé ou fédéral propice au déploiement de ces valeurs à l’instar des sociétés fédérales qui ont réussi à fonder leur prospérité sur les terroirs (l’Allemagne, la Suisse).

Les institutions étatiques se standardisent certes, mais chaque société à ses propres valeurs qui place l’Etat au plus près des populations. L’introspection sur les fondements des sociétés Kongo-Téké-N’gala est nécessaire pour construire un Etat endogène. Ainsi la question de l’inadéquation de l’Etat à son terroir demeure un profond chantier de réflexion. Il faut craindre que la lecture – écriture passionnelle qu’en fait une certaine élite kalaka ne vienne reléguer cette question fondamentale au plan de simples slogans banals. L’échec cuisant de l’Etat unitaire jacobin à coaliser les différents terroirs n’est plus à démontrer. Par conséquent, la décision doit être réintroduite dans la dimension naturelle des valeurs congolaises profondes. Les forums à venir ne pourront pas faire l’économie de la réhabilitation de ces valeurs par une juste représentation dans un Etat qui les fédère. C’est pourquoi l’élite congolaise doit d’ors et déjà s’interroger sur ces acquis en termes de valeurs du terroir et faire école auprès des dépositaires traditionnelles qui vivent encore pour comprendre le fonctionnement de ces sociétés profondément démocratiques et dynamiques. L’enquête des terroirs de Loumo a montré la capacité des populations à inventer des modèles économiques ingénieux. On ne saurait douter que l’ensemble des terroirs du Congo (Brazzaville) concentre ces valeurs qui y sont sédimentées et qui ne demandent qu’à être mises en mouvement pour l’édification d’un Etat endogène. Il faut craindre que si ce rapport antinomique entre les terroirs et l’Etat postcolonial persiste, qu’on assiste au déclin de ces valeurs bantu.

Article tiré du livre: Economie politique des ressources halieutiques en milieu Kongo : terroirs et Etats au Congo-Brazzaville.

Auteur : Jean-Pierre Banzouzi.

Partenaires : L’harmattan, Présence africaine.

Notes bibliographiques :

Ouvrages :

Jean-Pierre Banzouzi. Economie politique des ressources halieutiques fluviales en milieu Kongo : terroirs et Etats au Congo(Brazzaville). Editions normandes 2012

Philippe Saint Marc, L’Economie barbare. Editions Frison-Roche 1994.

Pierre Bourdieu Sur L’Etat, cours au collège de France.

Doudou Thiam, Le Fédéralisme africain : ses principes et ses règles, Présence Africaine 1972.

David Cooper, Mort de la famille, Editions Seuil 1972.

Revues :

Les Guides FODOR, Suisse, Editions VILO, Paris L. Larfillon.

Lutte de classe n° 143 avril 2012.

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