Esclavage: Matignon se dit «très ouvert» à des réparations

Toute faute mérite réparation, selon l’un des fondements du Code civil de 1804. A fortiori, un crime contre l’humanité, considéré comme imprescriptible en vertu du droit pénal international. L’esclavage, reconnu comme tel en France, reste pourtant impuni.

Pire, après l’abolition de l’esclavage en 1848, des dédommagements ont été versés par l’État… aux esclavagistes des colonies pour compenser le manque à gagner. Les planteurs de canne à sucre ayant perdu leur main-d’œuvre servile, des subsides leur ont été accordés en échange du “préjudice” subi.
En 1825, déjà, Haïti avait été contraint de verser des sommes considérables contre sa liberté retrouvée, en l’occurrence une rançon de plusieurs dizaines de millions de francs-or, pour laquelle les Haïtiens ont dû s’endetter jusqu’en 1946. Drôles de ruses de l’histoire que ces injustices toujours pas réparées deux siècles plus tard.

Déterminé à rouvrir le débat, le Conseil représentatif des associations noires (Cran), à l’occasion de l’anniversaire de la découverte du “Nouveau monde” par Christophe Colomb en 1492, lance un « Appel pour un débat national sur les réparations liées à l’esclavage » à paraître dans Le Monde ce vendredi 12 octobre.

Tout aussi symboliquement, et à plus court terme, cette initiative, soutenue par plusieurs partis politiques, syndicats et personnalités, coïncide avec le premier déplacement de François Hollande en Afrique qui, entre Dakar au Sénégal et Kinshasa en République démocratique du Congo, a prévu de se rendre sur l’île de Gorée, lieu historique de la traite négrière.

Après un colloque de haute volée à Paris, le 23 mai 2012, le Cran, qui regroupe de nombreuses associations, s’adresse cette fois-ci à la société civile et aux décideurs politiques : « En France, les réparations liées à l’esclavage demeurent un sujet tabou. En Outre-mer et dans la société française dans son ensemble, les questions liées à l’esclavage sont encore source de colères, de ressentiments et de problèmes non résolus (…). Aujourd’hui, il est temps d’ouvrir le débat sur les réparations : où sont passés les flux financiers générés par la traite négrière ? Si tout n’est pas réparable, que peut-on réparer cependant ?
Comment, et dans quelles conditions ? Comment a-ton fait à l’étranger ? Que peut-on faire en France ?
Autant de questions qui se posent. Il n’y a pas de réponse toute faite, mais encore faut-il que le débat public puisse avoir lieu. Le temps où il pouvait être esquivé est à l’évidence révolu. »

Pour défendre cette revendication, plusieurs associations ont été reçues à Matignon le 29 mai et le 8 octobre, signe d’un intérêt du gouvernement. Elles en sont ressorties avec l’assurance de la tenue, « dans le mois suivant », d’une réunion interministérielle. La problématique étant transversale, les uns et les autres ont convenu de la nécessité de solliciter les ministères de la justice, de l’outre-mer, des affaires étrangères, de la culture, de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et la recherche, du budget et l’intérieur.

Au cabinet de Jean-Marc Ayrault, on confirme l’engagement de Matignon : « Nous sommes très ouverts à l’idée de réparations liées à l’esclavage, indique-t-on dans l’entourage du premier ministre. On en est au stade de la réflexion et du dialogue. Nous sommes en contact régulier avec le Cran et d’autres associations, et nous attendons d’eux qu’ils nous disent ce qu’ils souhaitent secteur par secteur. Les réparations couvrent un large champ, pas seulement financier, c’est pour cela que tous les ministères concernés doivent participer. »

« Une étape dans le combat anticolonial »

Toute faute mérite réparation, mais l’établissement de dommages et intérêts suppose que des victimes et des coupables soient identifiés. Or les traites négrières transatlantiques ont duré plusieurs siècles et ont concerné des dizaines de millions de personnes.
Des vies humaines ont été sacrifiées, les esclaves ont été humiliés, voire torturés, des cultures ont été rayées de la carte. Aujourd’hui encore, les systèmes de production et les mentalités, traversés par le racisme et la répartition inégale des richesses, s’en trouvent bouleversés.

Norbert Tricaud, avocat, entend poursuivre ceux qui ont tiré profit de la traite négrière.

Qui va payer, à qui, combien, comment ? Vu l’ampleur et la complexité des questions, l’implication d’une petite dizaine de membres du gouvernement ne saurait être de trop. « Cette réunion interministérielle sur l’esclavage est une première historique en France et en Europe. Il ne s’agit pas d’apporter des réponses à toutes les questions mais déjà de les poser. C’est une étape dans le combat anticolonial », se félicite Louis-Georges Tin, président du Cran depuis novembre 2011.

« À nous de montrer que la réparation peut prendre plusieurs formes », insiste-t-il. Celle-ci peut être matérielle – par exemple l’ouverture d’un fonds par l’État, l’annulation de la dette de certains pays ou la hausse de l’aide au développement – mais aussi éducative ou mémorielle. « Nous avons quelques atouts au gouvernement, veut-il croire. Le premier ministre et la ministre de la justice, notamment, connaissent bien le sujet, ils ne peuvent le balayer d’un revers de manche. »

Outre Jean-Marc Ayrault, à l’origine à Nantes du Mémorial de l’abolition de l’esclavage, Christiane Taubira a en effet défendu la loi – portant son nom et adoptée le 10 mai 2001 – qui reconnaît l’esclavage en tant que crime contre l’humanité. Également maître de conférences à l’université d’Orléans, Louis-Georges Tin rappelle qu’initialement des réparations avaient été prévues par la loi Taubira mais qu’en commission des lois ce volet a été retiré « vidant en partie le texte de sa substance ».

Plus de dix ans plus tard, c’est le statu quo. Régis Debray remet en 2004 un rapport à Dominique de Villepin écartant l’hypothèse de réparations à Haïti. Édouard Glissant, lui, est mis à contribution pour préfigurer ce que pourrait être un centre national pour la mémoire de l’esclavage. Mais ses recommandations, rendues publiques en 2007 peu avant l’élection présidentielle, ne sont pas suivies d’effets. Tout du moins pas au cours du quinquennat suivant, marqué par l’obsession de Nicolas Sarkozy à redéfinir l’identité nationale et à refuser « toute repentance » à l’égard de l’histoire coloniale.

La France n’est pas la seule à faire du surplace. À cause des possibles répercussions géopolitiques et financières, l’amnésie est généralisée. À Durban, en 2001, la conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et les diverses formes d’intolérance reconnaît – enfin – l’esclavage comme crime contre l’humanité. Mais le projet de réparations n’aboutit pas. Lors de cette décennie, les avancées sont globalement limitées, même si des sociétés civiles se mobilisent ici ou là. Cas à part :

les États-Unis, où, dans le sillage de la Californie, plusieurs États et villes votent des textes obligeant les entreprises ayant tiré profit de l’esclavage à le révéler lorsqu’elles bénéficient de fonds publics.

Du côté du continent africain, quelques pays anglophones, comme le Nigeria, le Ghana et le Kenya, s’emparent de la revendication, mais elle ne fait pas l’unanimité. Les questions centrales – qui va payer, à qui, combien – restent sans réponse et les objections, notamment sur la manière de poser le débat, sont nombreuses. Pourquoi les jeunes générations seraient-elles considérées comme comptables des méfaits de leurs ancêtres ? Les souffrances subies ne relèvent-elles pas de l’irréparable ? Fixer un prix ne reviendrait-il pas à amoindrir leur valeur ?

« Être noir, c’est être désavantagé, même si on n’a pas d’ancêtres esclaves »

Pour Louis-Georges Tin, les réparations obéissent à une « exigence de justice », préalable indispensable à toute réconciliation. À l’appui de son propos, il cite l’exemple héroïque de Bett, esclave américaine du Massachusetts qui, en 1781, au nom du principe selon lequel « tous les hommes naissent libres et égaux », décide d’aller devant le juge. Avec l’aide de l’avocat Theodore Edgwick, elle obtient réparation : le tribunal prononce l’émancipation et lui accorde des indemnités pour le travail effectué sans salaire. La décision, raconte le président du Cran, a fait jurisprudence et, après le jugement, cette femme se fit appeler Elisabeth freeman.

Rapporteur spécial sur les réparations de la commission de droit international de l’Union africaine (UA), Blaise Tchikaya estime lui aussi que la reconnaissance des maux ne suffit pas. Depuis que mandat lui a été donné, après le sommet de Kampala en 2010, d’examiner les moyens techniques ouvrant la voie à une demande de réparations, ce Congolais oeuvre à mobiliser les États africains.

« L’impulsion doit venir des pays africains. L’implication de l’Afrique fera bouger le reste du monde », anticipe-t-il sans sous-estimer les résistances parfois liées à la question de l’irréparable. « Beaucoup d’intellectuels du continent sont opposés à cette démarche car ils jugent inconcevable de monnayer la douleur de leurs ancêtres », indique-t-il. « D’autres estiment que les chefs d’États actuels ne sont pas dignes de confiance pour gérer un éventuel afflux d’argent », ajoute-t-il.

L’instrumentalisation de cette thématique par certains dictateurs l’a de fait affaiblie. Comme Mouammar Kadhafi qui a obtenu de l’Italie 200 millions de dollars par an pendant vingt-cinq ans en contrepartie officiellement de la colonisation, officieusement de la lutte contre l’immigration irrégulière.

Dans l’Hexagone aussi des réticences s’expriment. Spécialiste des États-Unis et pionnier des “Black studies” à la française, l’historien Pap Ndiaye n’a pas signé l’appel du Cran. « Après Durban, la revendication financière a le plus souvent disparu des espaces publics. Les enjeux liés à la lutte contre les discriminations et le racisme ont pris le pas sur les demandes de réparation découlant du passé esclavagiste et colonial des pays », observe-t-il. Selon lui, la critique juridique est irréfutable :

« Le droit suppose que le tort soit réparé par l’auteur à la victime. Aux États-Unis, la plupart des habitants ont des ancêtres venus en Amérique après l’abolition de l’esclavage. Vers qui devraient-ils se retourner ? Comment reconnaître les descendants d’esclaves sachant qu’aujourd’hui une partie de la population blanche a des ancêtres qui étaient esclaves. Les “libres de couleur”, qui étaient noirs ou métis mais pas esclaves, sont-ils fondés à être réparés ? L’immense majorité des entreprises ont été créées après l’abolition de l’esclavage. N’y aura-t-il personne pour payer ? »

« Les propriétaires d’esclaves n’étaient pas tous des colons », renchérit la présidente du comité pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage, Françoise Vergès, pour illustrer l’enchevêtrement des responsabilités. « Il faut sortir du binarisme induit par cette question. Oui, la société française est constituée de descendants d’esclaves qui paient les effets de la longue histoire de la colonisation. Oui, la perception des discriminations, du deux poids deux mesures, est encore très sensible, notamment du côté de la jeune génération. Mais je ne crois pas à une justice punitive.
Je regarde la France telle qu’elle est, plurielle et inégalitaire, et j’appelle les pouvoirs publics à prendre les mesures qui s’imposent, par exemple en Outre-mer où le chômage des jeunes atteint des sommets », affirme cette politologue militante féministe pour qui les demandes de compensation financière font tristement écho « à ces rançons que tout vainqueur depuis la nuit des temps exige des vaincus selon ce vieux principe du droit de la guerre ».

Un autre écueil de l’appel à réparations est d’ordre politique et intellectuel, poursuit Pap Ndiaye, qui estime plus juste et efficace de se fonder sur les dysfonctionnements présents. « Pas besoin d’aller chercher dans le passé des motifs à l’action.
Même si elles sont le résultat de torts anciens, les discriminations aujourd’hui sont telles qu’elles se suffisent à elles-mêmes pour justifier des politiques publiques spécifiques. La situation contemporaine concernant Haïti est suffisamment révoltante pour donner lieu à des dispositifs d’aide internationaux et d’annulation de dette. Car l’argument se retourne :
ne devrait-on pas soutenir Haïti si ce pays n’avait pas été rançonné par la France ? Être noir au XXIe siècle, c’est être désavantagé, même si on n’a pas d’ancêtres esclaves. »

« De grandes questions abstraites et parfois piégeuses »

Au-delà des désaccords, les positions des uns et des autres se rejoignent cependant sur la nécessité de dégager des moyens supplémentaires, qu’ils prennent la forme de réparations ou d’actions publiques, afin de faire vivre la loi Taubira et réunir les conditions d’une “réconciliation”.

Traçabilité des entreprises ayant tiré profit de la traite, obligation pour elles de ne pas taire leur passé, financement de fictions télévisées racontant l’esclavage, révision des programmes et des manuels scolaires, impulsion donnée aux études post-coloniales : la liste est longue des propositions que Louis-Georges Tin entend soumettre aux ministres du gouvernement Ayrault.

Pap Ndiaye regrette, quant à lui, que la mémoire des ultramarins n’ait toujours pas de lieu d’exposition ou de musée. « Les consulats français seraient bien inspirés d’améliorer leurs conditions d’accueil et de délivrance des visas dans certains pays d’Afrique de l’Ouest, cela pourrait être une manière de se racheter », plaide-t-il également. Blaise Tchikaya, de son côté, imagine la construction de grands monuments aux quatre coins du continent africain.

Plutôt que de débattre « de grandes questions abstraites et parfois piégeuses », Françoise Vergès est elle aussi impatiente de passer au stade des réalisations. Tout en rappelant les acquis des dernières années, comme la journée commémorative du 10 mai, des salles d’exposition dans quelques villes et la stèle du jardin du Luxembourg à Paris, la présidente du comité pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage milite inlassablement en faveur de la création d’un centre d’information, de ressource et de recherche.

Lors de la campagne électorale, François Hollande s’est justement engagé à créer un lieu de ce type. « Nous devons rappeler nos erreurs, la colonisation, la traite négrière », a-t-il indiqué à l’occasion d’un entretien télévisé, jeudi soir sur France-24, RFI et TV5, pour évoquer son déplacement africain. Le président de la République en est à la reconnaissance des torts. À quand le déblocage de fonds, comme ébauche d’une volonté réparatrice ?

PAR CARINE FOUTEAU
Source : Mediapart.fr

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Une réponse à Esclavage: Matignon se dit «très ouvert» à des réparations

  1. Jean-Louis dit :

    Ma famille est originaire d’un petit village du nord de la France qui fut plusieurs fois occupé par es troupes anglaises durant la guerre de Cent Ans. Nombreux furent les gens de ma famille qui furent alors massacrés.
    Pensez-vous que je peux présenter une demande de réparation pécuniqire à l’état anglais ?

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