Quelle politique africaine pour la France en 2012 ? , par THOMAS MELONIO

Introduction 

Cinquante ans après les indépendances, les relations entre la France et l’Afrique ne sont toujours pas sereines. Trop de conservatismes, de malaises et de non-dits se sont accumulés au cours des cinq décennies écoulées. De manière symptomatique, le débat sur l’existence et la nature de la « Françafrique » ne s’est jamais vraiment arrêté en France, alors que d’anciennes puissances coloniales ont clairement tourné la page de la colonisation et de ses avatars. Personne ne songerait à parler d’« Anglafrique » ou de « Lusafrique », signe qu’il y a véritablement, en France, un travail particulier de rénovation à mener.

Le thème n’est pas nouveau : deux ministres de la Coopération ont dans le passé été marginalisés politiquement après s’être manifestés trop bruyamment contre cette insaisissable et indéfinissable « Françafrique ». Voilà qui aurait de quoi décourager les volontés les plus réformatrices…

Gageons toutefois que l’opinion publique française, sensibilisée par des campagnes d’ONG et les partis politiques progressistes, les diasporas africaines en France et leur descendance, les Français résidant à l’étranger ou encore les professionnels du développement,est prête pour un changement d’ampleur et susceptible de le soutenir politiquement.

Nous aborderons dans ce texte les aspects les plus anachroniques de la politique africaine de la France. Des pans entiers de la politique africaine de la France rappellent en effet encore l’époque de la « coopération », terme qui n’a rien de négatif en soi mais reste indéfectiblement associé aux années ayant suivi les décolonisations et aux turpitudes

de la guerre froide. A partir de 1960, le fait géopolitique dominant restait l’affrontement entre blocs capitaliste et soviétique, ce qui pouvait, jusqu’à un certain point souvent dépassé, expliquer ou justifier les stratégies d’ancrage satellitaire des pays africains au sein de chaque camp. Jusqu’à la chute du mur de Berlin, la France pouvait continuer à défendre toutes les stratégies diplomatiques les plus intrusives en Afrique par un métadiscours sur la guerre froide, sans susciter de trop lourdes désapprobations.

C’est la raison pour laquelle la présence militaire permanente de la France en Afrique, l’accès réservé aux ressources naturelles des pays du pré-carré pour les sociétés françaises, la théorisation, sinon la sanctification béate,de la « stabilité politique » perdurèrent pendant de longues années et, par bien des aspects, perdurent encore aujourd’hui sous des formes parfois plus discrètes. Cette « Françafrique », village avec ses réseaux, ses élites, ses intérêts individuels et entrepreneuriaux, s’appuyait aussi sur la défense d’une certaine idée de la France, volonté de puissance très spécifique à notre pays qui suppose de pouvoir mobiliser des pays amis en grand nombre, à l’ONU ou ailleurs,pour faire entendre puissamment la voix nationale.

Pourtant, chacun conviendra que le contexte international a changé et que les enjeux d’hier ne sont plus ceux d’aujourd’hui : le mur de Berlin est tombé, le risque de guerres frontalières interétatiques est devenu plus faible,de nouvelles priorités apparaissent, à l’image de la lutte contre les pandémies, le changement climatique et la destruction de la biodiversité. Les conflits armés existent toujours, mais sous de nouvelles formes, le terrorisme fondamentalisto-crapuleux s’est installé en Afrique de l’Ouest, la pauvreté ne recule que trop lentement alors que l’Asie émerge, un printemps démocratique traverse et secoue le continent… L’Afrique est en pleine mutation mais, de son côté, la politique africaine de la France n’a pas évolué au même rythme, conduisant à un décalage parfois étonnant.

Il ne s’agit pas ici de dire que « rien n’a été fait ». Certains aspects de la politique africaine de la France ont évolué.

Citons pêle-mêle : la diminution de l’assistance technique de substitution, malheureusement pas toujours remplacée par un renforcement suffisant des capacités nationales ou des transferts de technologies ; la remise au goût du jour des secteurs sociaux avec les Objectifs du millénaire pour le développement ; la « moralisation » de la politique africaine sous le gouvernement de Lionel Jospin ; les premières opérations de maintien de la paix de l’Union européenne et de l’Union africaine ; les embryons de taxation internationale pour financer des filets sociaux de sécurité à l’échelle mondiale… Pourtant, ces expériences,pour la plupart relativement réussies, ne suffisent pas à masquer d’autres échecs ou insuffisances. Ce texte insistera donc davantage sur les sujets qui fâchent, non pas pour céder au pessimisme ambiant mais, bien au contraire, pour ouvrir des pistes de réformes ambitieuses et souvent difficiles.

1- Des valeurs et des principes à affirmer 

Premier débat : quels mots justes pour parler de l’Afrique et de notre histoire commune ?

Le malaise franco-africain se caractérise d’abord par un déficit de travail politique sur notre histoire commune,d’une difficulté à trouver les mots justes pour rassembler plutôt que diviser.

Peut-on parler d’« Afrique » ? Réalité complexe, diverse,changeante, l’Afrique se prête mal, tout comme les autres grands continents, aux généralités. Seule la méconnaissance de l’histoire africaine, de son peuplement, de ses empires et royaumes passés, de ses résistances, de ses cultures mouvantes,de ses langues, de son intégration à la première mondialisation, de ses rapports avec l’Europe, l’Asie, les Amériques, de sa colonisation, de son indépendance, de sa difficile insertion dans la deuxième mondialisation peut laisser penser qu’elle serait une ou uniforme, indivisible et étrangère aux mouvements de l’histoire.

Quelle vision le pouvoir actuel propose-t-il de l’Afrique ?  

Puisque les mots du président de la République sont sans équivoque, contentons-nous de citer son discours de Dakar plutôt que de céder aux plaisirs de l’exégèse.

« L’influence de l’Afrique a contribué à changer non seulement l’idée de la beauté, non seulement le sens du rythme, de la musique, de la danse, mais même dit Senghor, la manière de marcher ou de rire du monde du XXème siècle. […] Je suis venu vous dire que l’homme moderne qui éprouve le besoin de se réconcilier avec la nature a beaucoup à apprendre de l’homme africain qui vit en symbiose avec la nature depuis des millénaires.

[…] Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. Le paysan africain qui,depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l’idéal de vie est d’être en harmonie avec la nature, ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles.

Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès. Dans cet univers où la nature commande tout,l’homme échappe à l’angoisse de l’histoire qui tenaille l’homme moderne mais l’homme reste immobile au milieu d’un ordre immuable où tout semble être écrit d’avance. Jamais l’homme ne s’élance vers l’avenir. Jamais il ne lui vient à l’idée de sortir de la répétition pour s’inventer un destin. Le problème de l’Afrique et permettez à un ami de l’Afrique de le dire, il est là. »

Chacun conservera, n’en doutons pas, son appréciation personnelle sur ce discours. L’objectif de ce texte n’est pas d’entretenir une polémique, mais d’exposer clairement ce que pourrait être une vision « de gauche » de l’Afrique. L’Afrique est diverse, plurielle, et de nombreux pays prennent leur destin en main, entamant de manière endogène un développement que les partenaires extérieurs peuvent parfois accélérer, souvent accompagner techniquement et financièrement, mais en aucun cas initier.

Certains pays ont amorcé un décollage économique,d’autres stagnent, quelques-uns régressent. Il ne faut pas chercher là d’explications culturalistes. Les pays africains qui ne décollent pas peuvent souffrir de divers maux :

mauvaise gouvernance, services publics (d’éducation, de santé) insuffisants pour répondre à la croissance démographique,programmes sauvages de démantèlement des politiques publiques imposés dans les années 1980 et 1990, manque d’investissement privé,faiblesse des systèmes judiciaires, niveau structurellement bas des cours de certaines matières premières agricoles non-vivrières (le coton par exemple, fortement subventionné aux Etats-Unis), conditions naturelles très défavorables,chocs externes récurrents, surévaluation de la monnaie nationale, crises politiques ou militaires, pandémies…

Les explications peuvent être multiples et se croisent souvent, mais on se contentera de rappeler ici que l’Afrique est un continent dynamique, avec une croissance économique significative (autour de 5 % par an),même si certains pays restent confrontés à de graves difficultés et que les fruits de cette croissance sont assez inégalement répartis au sein même de chaque pays. Bien sûr, les points de vue nuancés sont toujours promis à moins d’éclat médiatique que les visions radicales de l’afro-optimisme et de l’afro-pessimisme, mais il n’en demeure pas moins qu’ils correspondent bien mieux aux réalités actuelles du continent africain.

Une deuxième question divise. Comment parler de la colonisation ? 

Depuis la loi du 23 février 2005 imposant la reconnaissance du « rôle positif » de la France outre-mer, la gêne ne s’est pas véritablement dissipée et le cinquantenaire des indépendances des anciennes colonies sub-sahariennes de la France n’a pas permis de tourner dignement et définitivement cette page de l’histoire nationale. La lecture de la liste des parlementaires ayant soutenu cette loi est d’ailleurs éclairante. On y trouve pour l’essentiel des élus issus de circonscriptions où les rapatriés d’Algérie sont nombreux. Voilà un signe qui démontre de manière évidente que cette question est aussi un enjeu de politique intérieure fort, susceptible de renforcer ou d’affaiblir la cohésion nationale. La suite de l’épisode du vote de la loi du 23 février 2005 est connue. Le président Chirac refusa, à juste titre, une lecture de l’histoire de France qui serait imposée à tous par une fraction minoritaire de l’Assemblée, sans pour autant énoncer de manière audible une lecture alternative.

Pourtant, le discours de Jacques Chirac sur la Shoah au Vélodrome d’Hiver a largement démontré, si besoin était,que porter un regard lucide sur l’histoire de France et ses zones d‘ombre ne déclenchait nul cataclysme ou hystérie collective mais pouvait, bien au contraire, contribuer à la concorde et à l’unité nationale. Un même effort s’impose aujourd’hui sur la colonisation. En 2012, les 50 ans de l’indépendance algérienne en fourniront une deuxième occasion, après les très discrets anniversaires des indépendances en 2010.

Ce moment historique demandera un travail politique important. Cet anniversaire ne doit en aucun cas se transformer en exercice de stigmatisation des hommes et des femmes ayant, de manière volontaire ou non, été des témoins proches ou des acteurs du système colonial, simples résidents dans des territoires colonisés ou encore soldats… Les Français résidant alors en Afrique occidentale française, en Afrique équatoriale française, en Algérie ou ailleurs étaient, au même titre que les résidents de métropole, des citoyens membres d’une République qui avait institué des discriminations en son sein. A ce titre,la responsabilité de tous les Français est égale, qu’ils aient été alsaciens, bretons, franciliens, limousins ou résidant en Afrique subsaharienne ou en Algérie. Le déni de citoyenneté des Africains colonisés et des musulmans d’Algérie fut une indignité politique collective, contraire en tous points aux valeurs de la République. Le statut de sous-citoyen attribué aux femmes et hommes qui partageaient le destin national, pour le meilleur et pour le pire,fut donc une faute historique inexcusable. La responsabilité politique collective, de l’Etat, devra être reconnue sans y chercher d’excuses ou de circonstances atténuantes.

Parallèlement, il va de soi que, même dans un système politique profondément vicié, de nombreux Français ont,par leur travail ou investissements économiques, par leur implication dans des activités collectives, par leur engagement social, réalisé des choses positives en métropole ou outre-mer. La dénonciation de la colonisation ne doit pas être confondue avec une chasse aux sorcières et, bien au contraire, la reconnaissance d’une erreur collective doit aussi être l’occasion de saluer le rôle des oubliés de l’histoire.

Enfin, le 7 avril 2014 marquera les vingt ans du début du génocide rwandais de 1994. Ce génocide reste une blessure non cicatrisée, qui continue d’envenimer les relations franco-rwandaises. Rappelons les faits. Entre avril et juillet 1994, dans un contexte de guerre civile, les extrémistes Hutu au pouvoir à Kigali organisaient puis mettaient en œuvre un atroce génocide qui devait conduire à la mort au moins 800 000 Rwandais. La France, qui avait soutenu le régime Hutu au pouvoir pendant plusieurs années avant le déclenchement du génocide, s’est donc radicalement trompée, droite et gauche confondues. La visite présidentielle au Rwanda en 2010 a permis, en reconnaissant « l’aveuglement » du soutien de la France au régime raciste et autoritaire d’Habyarimana, de confirmer enfin au niveau présidentiel les conclusions de la mission parlementaire dirigée par Paul Quilès en 1998 lorsque la gauche était majoritaire à l’Assemblée nationale. Le travail historique, mémoriel et politique de connaissance et de reconnaissance de la réalité doit se poursuivre. Il n’existe aujourd’hui en France quasiment aucun lieu de mémoire et de recueillement pour les familles des victimes du génocide et le reste de la population, elle aussi concernée par ce crime contre l’Humanité. Le malaise qui subsiste en France sur le sujet obscurcit le discours public. Comment, enfin, ne pas s’inquiéter de l’extrême lenteur des procédures judiciaires engagées en France contre des personnes suspectées d’implication dans le génocide ? Si chacun doit avoir droit à un procès équitable, il est indispensable que l’instruction des dossiers en question soit faite dans des délais raisonnables, avec les moyens nécessaires à l’établissement de la vérité. Les cas d’Eugène Rwamucyo et de Wenceslas Munyeshyaka sont particulièrement préoccupants. La France a déjà, dans le second cas, été condamnée par la Cour européenne des droits de l’Homme en raison de la lenteur de la procédure. La France doit donc consacrer à ces instructions et à toutes celles liées à des génocides ou crimes contre l’humanité des moyens adéquats.

L’histoire de France et l’histoire de l’Afrique sont liées. Elles l’ont été dans le passé, elles le seront également à l’avenir. Porter un regard objectif sur les soubresauts de cette histoire commune n’empêchera en rien d’imaginer ensemble un avenir meilleur.

Deuxième débat : la démocratie et les droits humains, une lutte inachevée

La gauche, arrivée au pouvoir en 1981, connaissait en son sein un important débat sur le nécessaire degré de rénovation de la politique africaine, sur fond d’opposition de la première et de la deuxième gauche. Jusqu’à la chute du mur, on ne peut que constater et regretter que les conservateurs l’aient emporté sur les rénovateurs, l’épisode de la « démission » de Jean-Pierre Cot symbolisant cet échec collectif. Dix ans plus tard, dix ans trop tard, le discours de François Mitterrand à la Baule prenait toutefois acte du changement d’ère géopolitique et du caractère insupportable de l’absence de droits politiques en Afrique.

Rappelons également à ceux qui, à gauche, détiennent un goût prononcé pour l’autoflagellation que Jacques Chirac affirmait, à la même époque, que l’Afrique n’était « pas mûre pour la démocratie ». Le discours de la Baule, quoique tardif, fut donc néanmoins symbolique d’un basculement théorique, l’autocratie étant clairement rejetée et l’ouverture politique saluée, avec la promesse d’une aide « tiède » pour les pays adeptes de la première et d’une coopération plus « enthousiaste » avec ceux mettant en œuvre la seconde. Au plan pratique, la démocratisation des pays d’Afrique francophone, qui n’en était qu’à ses balbutiements en 1991, est alors nettement enclenchée.

Ce processus d’ouverture politique connaît toutefois de graves soubresauts, reculs occasionnels et coups d’Etat ponctuels, ainsi que de notables exceptions, certains chefs d’Etat faisant preuve d’une « remarquable » longévité ou cédant à la tentation dynastique. En dehors de ces exceptions fâcheuses, on relèvera néanmoins des motifs d’espoir récents, puisqu’en 2010 et 2011, pas moins de trois chefs d’Etat ayant souhaité prolonger illégitimement leur présidence de la République ont été contraints de quitter leur palais et furent remplacés à terme par des régimes démocratiquement élus (Alpha Condé en Guinée, Mahamadou Issoufou au Niger et Alassane Ouattara en Côte d’Ivoire). Le mouvement de modernisation et de démocratisation est sans doute trop modeste, trop lent, mais il existe.

Quel rôle la France peut-elle jouer pour accompagner le mouvement de démocratisation en Afrique (ou ailleurs), sans renouer avec les ingérences du passé ? Ce sont, d’abord et avant tout, les pratiques qui doivent évoluer.

Au cours des dernières années, nombre d’initiatives malheureuses ou de déclarations qui n’avaient rien d’obligatoire ont entaché la réputation de la France.

Certains cas sont très connus : en Tunisie, les déclarations sur la « progression de l’espace des libertés » ont pris une signification toute particulière après la « Révolution de la dignité », tout comme les offres de service de maintien de l’ordre formulées par Michèle Alliot-Marie, alors ministre des Affaires étrangères. Dans le même ordre d’idée, la réception en grandes pompes du colonel Kadhafi en 2008 et la théorisation du profond « changement » du guide libyen laissent songeur alors qu’une guerre dure est aujourd’hui engagée pour le chasser du pouvoir. De manière moins connue, la France a été la première puissance, et parfois la seule, à blanchir ou à prendre acte de coups d’Etat, parfois régularisés ensuite, qu’il s’agisse de ceux survenus dans les dernières années en Guinée (Moussa Dadis Camara), en Mauritanie (Mohamed Ould Abdelaziz) ou à Madagascar (Andry Rajoelina). En 2011, la France fut à nouveau la seule puissance représentée à l’investiture de François Bozizé (République centrafricaine) malgré un rapport d’observation électorale de l’Union européenne très sévère. La France n’a pas fait non plus preuve de beaucoup de retenue dans son soutien à Idriss Déby Itno, en dépit de la situation peu enviable de l’opposition dans ce pays. Dans la question du conflit au Sahara occidental, la France est également l’une des dernières nations à s’opposer à l’extension du mandat de la force des Nations unies à la protection des droits humains. Les exemples se déclinent, trop nombreux : cela peut et doit changer.

Pour les socialistes, le respect des droits de l’Homme et l’existence d’un Etat de droit sont et doivent être des conditions préalables à toute intervention en faveur d’un Etat. Il est trop facile de se fourvoyer dans une relation de complaisance avec des régimes non démocratiques. On observera d’ailleurs que Barack Obama s’est contenté d’une visite au seul Ghana, plaçant clairement très haut sur le plan démocratique la barre d’acceptabilité d’un régime politique. Pourtant, on peut difficilement accepter de ne soutenir que les peuples des Etats les plus vertueux, en condamnant les populations des autres Etats à une assistance humanitaire minimale. Dans les pays à gouvernance « douteuse », encore que le concept de bonne gouvernance soit passablement flou, il est légitime de faire transiter autant que possible les fonds de coopération au développement par les organisations de la société civile ou des collectivités locales, lorsqu’elles sont légitimes.

L’aide française transite extrêmement peu par les ONG du Nord et du Sud (à peine plus de 1 % de l’aide publique au développement totale). Cette part pourrait être portée progressivement au niveau de celle observée dans les autres pays européens, soit 5 %, alors que les projections actuelles d’aide au développement laissent au contraire envisager une stagnation des crédits publics bilatéraux qui leur sont dédiés, à un niveau de 45 millions d’euros (sur une aide totale déclarée de plus de dix milliards d’euros…).

Les ONG ont une capacité d’innovation sectorielle, d’action sur des terrains difficiles, de réactivité qui doit être mieux reconnue. Leurs actions ne déméritent pas face à celles des institutions publiques du développement, qui sont soumises à des procédures parfois plus complexes (anti-blanchiment, diligences environnementales et sociales entre autres) qui limitent la rapidité de leur intervention. On notera également que, sur des sujets essentiels de protection des droits humains comme le respect des droits des homosexuels ou l’interdiction de l’excision, la voix de la France s’est faite très discrète au plus haut niveau de l’Etat, en dépit des efforts méritoires de la secrétaire d’Etat aux droits de l’Homme sur le premier point, avant que ce secrétariat d’Etat ne soit jugé « inutile ». Les campagnes des ONG en faveur de la transparence des ressources transférées par des compagnies minières ou s’interrogeant sur les patrimoines immobiliers de chefs d’Etat africains ont également eu le mérite d’attirer l’attention sur le manque de traçabilité des fonds publics dans certains pays en développement.

On voit là l’utilité que peuvent avoir les ONG pour animer des campagnes qui pourraient difficilement être conduites au niveau gouvernemental.

Enfin, là où la probabilité d’évolution dans le bon sens existe et là où l’influence de la France peut être décisive, ne faut-il pas tenter d’aider à la mise en place de bonnes politiques et d’accompagner les processus démocratiques ?

Il semble ainsi nécessaire d’accompagner fortement les pays dans les mois décisifs qui entourent les élections, surtout lorsqu’il s’agit de premières, comme c’est le cas actuellement en Guinée, mais aussi dans des pays qui reviennent à la démocratie ou sortent d’une grave crise, comme le Niger ou la Côte d’Ivoire. En cas d’évolution inverse, il semblerait nécessaire de faire preuve de plus de réactivité dans la critique dès lors que la situation politique se dégrade, et que la France soit aussi parfois en pointe sur l’application de sanctions, aspect sur lequel cette législature aura été particulièrement pauvre.

La France, en tant que nation, finance également très peu les fondations politiques, toutes sensibilités confondues, pour promouvoir le pluralisme démocratique. Les budgets de coopération internationale des principales fondations sont ainsi très faibles (en général au moins dix fois inférieurs à leurs homologues américaines et allemandes),alors même que les fondations sont les acteurs les plus susceptibles de promouvoir la liberté de la presse, de soutenir la constitution de nouveaux médias, d’aider au renforcement des capacités des mouvements d’opposition lorsque ceux-ci ne bénéficient d’aucun financement de leur Etat (c’est-à-dire presque tout le temps). L’Union européenne soutient également, mais de manière encore sporadique, les processus électoraux. Une systématisation de ce type de soutien serait extrêmement bienvenue, par exemple pour permettre des campagnes médiatiques pluralistes ou encore assurer des observations rigoureuses sur la base du suivi d’échantillons représentatifs. Enfin, il semblerait utile, dans les cas des transitions politiques où l’Etat civil ou le système judiciaire d’un Etat ne bénéficie pas de la confiance des principaux acteurs politiques, de renforcer le cadre juridique international, autour des Nations unies, pour légitimer celles-ci dans l’observation et la proclamation des résultats.

Des politiques à rénover 

Troisième débat : faut-il continuer à financer d’importantes bases militaires permanentes françaises en Afrique ?

24 avril 2011. Tchad. L’élection présidentielle permet à Idriss Déby Itno de se maintenir au pouvoir, conquis par un coup d’Etat mené de main de maître vingt ans plus tôt.

L’opposition a boycotté le scrutin, compte tenu des sévères défaillances relevées par l’Union européenne lors des élections législatives tenues deux mois plus tôt. La France, par la voix de son gouvernement, prend pourtant acte de cette « victoire ». Non loin de là, à N’Djamena,une base militaire française héberge le dispositif Epervier,provisoire depuis… 1986, qui mobilise encore près de 1000 hommes. En 2008, lorsqu’une colonne rebelle entre dans N’Djaména, l’armée française aura été plus active,apportant un soutien logistique et de précieux renseignements pour sortir Idriss Déby d’un bien mauvais pas.

Profitant de la confusion, des « militaires » tchadiens,non identifiés à ce jour, enlèvent plusieurs responsables de l’opposition démocratique. Son porte-parole, Ibni Oumar Mahamat Saleh, ne sera jamais retrouvé. La France, malgré les moyens militaires dont elle dispose sur place et en dépit des promesses faites par Nicolas Sarkozy à la famille du disparu, restera fort discrète sur la question et ne diffusera aucun élément convaincant sur cet assassinat. Une commission d’enquête sera bien constituée, sans jamais réellement progresser dans ses recherches. Est-il possible de continuer à soutenir un régime, par une présence militaire « de stabilisation »,sans assurance qu’il respecte le droit de ses citoyens à participer à la vie politique, à s’organiser et à concourir librement aux élections ?

24 août 1961. La France et la Côte d’Ivoire signent un accord de défense. Septembre 2002, la force française Licorne s’interpose entre la rébellion des Forces nouvelles et les Forces armées nationales de Côte d’Ivoire (armée « loyaliste ») au titre de cet accord de défense,avant qu’une résolution de l’ONU ne fournisse un cadre multilatéral à cette opération. 10 avril 2011, des hélicoptères français tirent des missiles sur la résidence du président ivoirien Laurent Gbagbo, battu quatre mois plus tôt à l’élection présidentielle, en s’appuyant sur la résolution 1975 de l’ONU, qui autorise l’ONUCI (Organisation des Nations unies en Côte d’Ivoire) à utiliser « tous les moyens nécessaires » pour « empêcher l’utilisation d’armes lourdes contre la population civile ». Il ne s’agit pas ici de contester la récente intervention française à Abidjan : à l’évidence, il était indispensable de protéger nos ressortissants, de sécuriser un espace suffisant pour les héberger ainsi que les autres personnes qui pouvaient se sentir menacées. De même, il était indispensable,devant l’urgence de la situation, de conserver l’accès à un aéroport, tant pour procéder à des évacuations que pour acheminer le matériel humanitaire indispensable compte tenu de la situation catastrophique dans laquelle se trouvait la capitale ivoirienne. Pourtant, l’image d’hélicoptères français ouvrant le feu sur un bâtiment aussi symbolique que la résidence des présidents ivoiriens laisse songeur.

Comment en est-on, une nouvelle fois, arrivé là ? Bien sûr, le jusque-boutisme de Laurent Gbagbo en est la première explication. Pour autant, il aurait été éminemment préférable que la France ne se trouve pas, une fois de plus, dans la position de l’ancien colonisateur rétablissant l’ordre dans son pré-carré. Nicolas Sarkozy déclarait d’ailleurs lui-même, en 2008, que la France ne serait plus le « gendarme de l’Afrique ». Mais en 2011 en Côte d’Ivoire, comme en 2008 au Tchad, comme en 2002 en Côte d’Ivoire, comme en 1983 au Tchad (l’histoire se répète, la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce, écrivait Marx), la France se trouve à nouveau contrainte d’intervenir pour éviter une catastrophe majeure. Chacun sent bien que ces opérations sont de plus en plus mal ressenties, mais le débat sur la présence militaire française en Afrique s’éteint dès l’urgence passée,avec la même désespérante régularité. Une solution s’impose pourtant : mettre fin aux accords de défense dans les anciennes colonies et n’y conserver que les troupes et sites logistiques strictement nécessaires à la protection et à l’évacuation éventuelle de nos ressortissants. L’Union européenne, dont le service d’action extérieur monte en puissance, pourrait d’ailleurs assurer cette mission pour l’ensemble de ses ressortissants, afin d’en mutualiser les coûts et de réduire les malaises qui ne manquent pas de survenir lorsque la France se trouve impliquée militairement sur le territoire d’un pays qu’elle a autrefois colonisé.

La France a aujourd’hui officiellement trois bases permanentes en Afrique (Djibouti, près de 3000 hommes ;Gabon, 1000 hommes, et Sénégal – en cours de restructuration) auxquelles s’ajoutent deux dispositifs théoriquement provisoires mais quasi-permanents dans les faits (Côte d’Ivoire et Tchad, 1000 hommes dans chaque cas). La France, sous le gouvernement de Lionel Jospin, avait montré qu’une autre voie était possible en supprimant deux bases en Centrafrique. Il faut aujourd’hui poursuivre dans cette direction, tout en donnant à l’Europe de nouvelles responsabilités. On ne peut que constater que les opérations de l’Union européenne en République démocratique du Congo ou sur la zone frontière Tchad/Centrafrique/Soudan-Darfour n’ont pas posé de problèmes techniques ou militaires particuliers et furent nettement moins pénibles symboliquement et politiquement que des opérations bilatérales.

Enfin, une européanisation de la présence permanente en Afrique doit permettre à la France de mobiliser davantage de moyens pour des opérations ponctuelles sous mandat de l’ONU ou de l’OTAN, alors que chacun fait le constat de l’insuffisante capacité actuelle de projection.

Le gouvernement français et l’armée nationale pourraient ainsi retrouver davantage de marges de manoeuvre mobilisables en cas d’urgence. Selon la même logique, il semble aujourd’hui important d’apporter aux pays qui le souhaitent la possibilité de renforcer leurs capacités de lutte contre le terrorisme, par des formations, le don de matériel ou une présence de ressources humaines compétentes lorsque celles-ci sont désirées. De nombreux Etats africains sont en effet engagés dans une lutte brutale contre le terrorisme, les trafics internationaux de drogues et marchandises diverses, sans compter les passeurs et exploiteurs de migrants. Cette lutte suppose de nouvelles coopérations internationales, afin que le Sahel ne devienne pas durablement une zone où le terrorisme, la criminalité et les trafics d’être humains sévissent.

Quatrième débat : pour une vraie indépendance monétaire des zones franc CFA ? 

Autre symbole important des nations, la monnaie reste,dans les pays d’Afrique francophone, dans une situation tout à fait étonnante héritée de la colonisation.

Aujourd’hui encore, le cours du franc CFA, utilisé dans quatorze pays d’Afrique et par plus de 135 millions d’habitants,est garanti par le Trésor français. En réalité, trois monnaies différentes sont alignées sur l’euro. Ce système de parité en générale fixe (à l’exception de possibles dévaluations) repose sur l’existence, en France, de comptes d’opérations hébergeant contre rémunération au moins 50 % des réserves en avoirs extérieurs de la BCEAO (Banque centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest), de la BEAC (Banque des Etats d’Afrique centrale) et de la Banque centrale des Comores. Politiquement, cette étrangeté est pour le moins surprenante cinquante ans après les indépendances.

Il serait évidemment tentant, dans ce contexte, de hurler au néocolonialisme puisque des banques centrales étrangères sont contraintes de déposer en France des réserves pour que le cours de leur monnaie soit garanti. La situation est néanmoins plus complexe que les apparences ne le suggèrent, puisque ces Banques centrales, compte tenu de la rémunération de ces réserves, laissent souvent « en France » plus d’argent qu’elles n’y sont contraintes réglementairement !

Si le franc CFA interroge symboliquement, sa pertinence économique peut également être débattue. Dans la zone franc ouest-africaine, tous les pays sont en effet en déficit commercial, à l’exception – notable – de la Côte d’Ivoire. En Afrique centrale, tous les pays sont au contraire excédentaires, en particulier grâce aux exportations d’hydrocarbures, seule la Centrafrique faisant exception. Pourtant, ces deux zones, aux réalités et aux cycles économiques bien différents, ont une monnaie alignée sur l’euro et, lorsque le cours de l’euro s’apprécie,leur commerce extérieur et l’emploi sont affectés. Dans la « guerre des monnaies » qui fait rage depuis plusieurs années, l’ancrage sur une monnaie très forte comme l’euro a un avantage, celui de faciliter les importations et la consommation, et un inconvénient, celui de décourager la production, notamment agricole et industrielle, et les exportations. En effet, l’activité économique d’un pays à monnaie forte se trouve nécessairement concurrencée par des importations à bas prix venant de pays suivant une politique opposée, à l’image de la Chine.

Les pays dont la monnaie est arrimée à l’euro ne gagneraient-ils pas à s’émanciper monétairement ? La responsabilité de cette décision leur incombe évidemment.

On se contentera ici de rappeler qu’un système de parité flexible permet de laisser les ajustements liés à des chocs économiques (mouvement des prix des matières premières, cours de l’euro-dollar, chocs financiers) s’amortir par des fluctuations des monnaies, alors qu’un système de parité fixe reporte ces ajustements directement sur l’économie productive, via les salaires, l’emploi,les résultats des entreprises ou le budget de l’Etat, ajustements qui peuvent s’avérer douloureux. Dans la période actuelle, les cours élevés du pétrole et du cacao permettraient d’ailleurs de passer en régime de change flexible en limitant les risques, jamais inexistants, d’attaques contre les deux francs CFA. La parité fixe donne, elle,une solidité à ces deux monnaies permettant, au plan théorique, d’attirer ou de retenir plus facilement des investissements et également, si et seulement si le risque de dévaluation est jugé faible par des prêteurs, de financer la dette publique ou privée à un coût peu élevé.

L’existence de zones monétaires régionales est en revanche une question qui n’est pas nécessairement liée à celle du cours de change. Ce type de coopération monétaire peut en effet tout à fait fonctionner sur la base d’un change flexible, tout en gardant une gestion fédéralisée et multinationale de la monnaie. Cette gestion mutualisée permet de rendre plus difficile des attaques spéculatives en cas de choc économique et d’abaisser les coûts de financement des Etats grâce à une diminution du risque de change pour les prêteurs. Un changement du mécanisme d’ajustement du cours du CFA (aujourd’hui des ajustements rares mais brutaux, demain peut-être une parité flexible) n’impliquerait donc en aucune manière une fin de l’existence de monnaies uniques en UEMOA (Union économique et monétaire ouest-africaine) et en CEMAC (Communauté économique et monétaire des Etats de l’Afrique centrale). Aujourd’hui, tous les grands Etats africains (Afrique du Sud, Algérie, Egypte, Ethiopie,Ghana, Kenya, Maroc, Nigeria, République démocratique du Congo, Soudan, Tunisie) ont leur propre monnaie et un régime de change où les ajustements se font sur le change plutôt que sur l’économie réelle avec des variétés sur le contrôle des changes ou le choix d’un panier de monnaies de références. En Amérique du Sud, les systèmes de parité fixe qui existaient, par exemple en Argentine, ont pour l’essentiel disparu, mais il est vrai qu’ils ne bénéficiaient pas d’une garantie par une grande puissance étrangère.

De manière générale, la féroce compétition commerciale que se livrent les pays émergents favorise ceux qui ont des monnaies faibles, ce qui encourage leur développement industriel, et marginalise ceux qui ont des monnaies trop fortes, même si une monnaie forte favorise, à court terme, le pouvoir d’achat. Le yuan chinois évolue ainsi globalement comme le dollar et a perdu près de la moitié de sa valeur par rapport à l’euro et au CFA depuis 2002.

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que les produits chinois aient conquis d’impressionnantes parts de marché à la fois en zone euro et en zone CFA, mais aussi que le rythme de développement de la Chine et d’autres pays émergents dépasse celui des zones aux monnaies strictement alignées sur l’euro.

Cinquième débat : de la « coopération »traditionnelle au partenariat moderne

L’aide au développement française n’est aujourd’hui plus suffisamment « lisible », ni en France, ni dans les pays qui en bénéficient, sans toujours le savoir. Il y a plusieurs raisons à cela. La première est que les déclarations françaises d’aide au développement sont devenues, au fil des années, de plus en plus éloignées de la réalité.

Coordination Sud, la plateforme qui regroupe les ONG françaises, a ainsi estimé que l’aide au développement française réelle était plus proche de 0,3 % du PIB que des

0,5 % annoncés, soit un résultat réel très éloigné de l’objectif des 0,7 %.

Une opération de transparence s’imposera donc, afin de faire le tri de ce qui relève vraiment de la solidarité internationale, de ce qui en est éloigné1 ou de ce qui est comptabilisé de manière peu convaincante (prêts, garanties…).

Il s’agit d’un impératif démocratique, car les citoyens et contribuables français doivent être mieux informés. Beaucoup de Français (près de 50 %) jugent l’aide inefficace, mais elle est souvent surtout faible voire inexistante ou sans rapport avec l’ampleur immense des besoins, ce qui explique pour beaucoup le manque de visibilité et d’impact de l’aide au développement. Une deuxième raison pour laquelle l’aide française est peu lisible consiste en la multiplication, pour ne pas dire la confusion, des objectifs qui lui sont assignés.

Il en va ainsi de l’assignation à l’aide au développement d’objectifs migratoires. Aider les migrants à s’impliquer dans le développement de leur pays d’origine est une bonne chose (c’était la définition initiale du co-développement).

En revanche, penser que l’aide au développement puisse avoir un impact réel sur les migrations à court terme est une erreur lorsqu’on s’intéresse à des horizons temporels inférieurs à 25 ou 30 ans. La recherche a ainsi démontré que le taux d’émigration des pays africains augmente en général avec le revenu de sa population, car des populations plus riches, si elles ont légèrement moins d’incitation à émigrer, ont surtout beaucoup plus la capacité de le faire. Les pays les plus pauvres (Niger, Burkina, Tchad) ont ainsi de très faibles taux d’émigration internationale car le coût de l’émigration est trop important. Ce constat n’interdit pas, bien évidemment, de renforcer la coopération pour lutter contre les filières illégales de migration avec beaucoup plus de moyens et de détermination, même si ces filières sont à l’origine de puissants intérêts, en France comme dans les pays de départ.

Il semble également nécessaire de déconnecter l’aide au développement des objectifs d’exportation. La « déliaison » de l’aide, décidée sous le gouvernement de Lionel Jospin et appuyée par l’OCDE, est aujourd’hui menacée. Il existe des crédits pour l’exportation (à la direction du Trésor) et des crédits pour le développement, mais leur porosité va croissante. Le principe de la déliaison de l’aide devra donc être réaffirmé et appliqué, en tout cas au sein d’un groupe de pays qui respectent le jeu de cette saine concurrence, et en excluant les pays qui ne respectent pas cette règle pour leurs propres financements.

L’ouverture et la compétition sont gages d’efficacité, pourvu qu’il y ait une véritable réciprocité entre financeurs du développement. Par ailleurs, le bilan de l’aide à l’exportation devra être fait. L’annulation des contrats Areva en Afrique du Sud, la remise en question de la vente du Rafale au Brésil ou encore le coût sans doute élevé du TGV marocain pour la France interpellent.

Beaucoup d’argent aura été dépensé, mais pour quel bilan réel en termes d’emplois créés en France ? L’Allemagne, qui soutient principalement ses PME, semble nettement plus performante que la France à l’export. La France négocie elle de gros contrats pour ses multinationales dans des contextes nécessairement très politisés, mais un bilan stratégique, face à l’exemple allemand, s’impose.

Pour la gauche, le temps d’une implication plus forte est venue afin d’inventer un nouveau partenariat avec les pays en développement. Même si cela doit prendre deux législatures, l’objectif des 0,7 % de « vraie » aide doit être réaffirmé. Le « ni indifférence, ni ingérence », prononcé par Lionel Jospin au sujet de l’Afrique, a dans l’ensemble été critiqué en Afrique, où c’est le plus souvent le sentiment d’indifférence qui a dominé. Au-delà des enjeux d’implication personnelle sur le continent, ce sentiment a fortement été renforcé par la multilatéralisation croissante de l’aide au développement française. C’est la troisième raison pour laquelle l’aide française est trop peu connue. Les contributions considérables faites au Fonds européen de développement, aux banques multilatérales et aux fonds transversaux (fonds Sida, tuberculose et paludisme, mais pas seulement) ont fait « disparaître » la France dans les pays d’Afrique. L’aide bilatérale en subvention de la France transitant par le ministère des Affaires étrangères ou l’AFD (Agence française de développement) est désormais inférieure tous les ans à 500 millions d’euros, soit moins de 20 % de l’aide bilatérale britannique : un effort public devra être réalisé. La programmation budgétaire pour les années à venir et l’expérience des dernières années démontre d’ailleurs que les dons baissent en tendance et risquent fort de rester très bas sauf inflexion majeure dès 2012.

Une réorientation est indispensable pour retrouver des leviers d’influence. Cet effort pourrait être réalisé en prélevant par exemple sur les multilatéraux, les fonds transversaux (parfois quasiment exclusivement français, cas dans lequel il vaudrait mieux le dire et l’assumer comme un effort bilatéral) et en injectant des ressources via des taxes additionnelles (transport maritime, transactions de change, taxe sur le CO2 importé ou les produits fabriqués dans des régions où les conditions de travail ne sont pas décentes) pour nous rapprocher progressivement de l’objectif des 0,7 % pour l’aide « réelle », tout recul devant être absolument proscrit.

La relation de partenariat technique et financier doit aussi évoluer dans sa formulation et reposer sur quelques idées et valeurs simples, citons à titre d’exemple :

– la défense de l’idée d’une solidarité internationale et de transferts des plus riches vers les moins favorisés, dépassant la logique d’une solidarité contenue aux frontières nationales ou régionales. Les émeutes de la faim, qui sont apparues dans les villes de nombreux pays en développement et y réapparaîtront bientôt, ne font que rendre plus visible une misère qui frappait déjà les campagnes depuis de longues années. Dans les pays en développement, même les plus dynamiques, la pauvreté reste endémique. Il n’y a rien de naïf à vouloir s’en préoccuper et à y consacrer des moyens décents. La croissance des inégalités au niveau mondial impose au contraire de consacrer davantage de ressources à la solidarité ;

 

– la mise en avant de l’intérêt mutuel à coopérer. Le concept d’aide au développement renvoie pour la nouvelle génération d’Africains à une conception caritative qui nourrit une forme de paternalisme, antinomique avec le partenariat. Par ailleurs, l’éradication complète des pandémies, la protection de la biodiversité ou encore la lutte contre le changement climatique imposent d’agir au-delà du cadre national ou européen. Rien ne sert d’éradiquer une maladie en France si elle subsiste sur un continent aussi proche que l’Afrique. Le caractère global de la propagation des pandémies suppose une action globale, faute de quoi toute action serait profondément insuffisante. D’où la nécessité de parler de partenariat Nord-Sud et d’agir pour sa concrétisation, plutôt que d’utiliser un vocable daté ;

– l’utilité qu’il y a à accompagner les acteurs du changement plutôt que ceux de la conservation, en tenant compte du changement de générations. S’appuyer sur les responsables politiques progressistes, les universitaires, les responsables d’ONG, les journalistes, les artistes…

Pour mettre en œuvre ces principes, il sera indispensable d’imposer une gestion plus collective et plus transparente des politiques de coopération internationale. La « politique africaine » de la France a, plus que d’autres politiques, souffert du présidentialisme exagéré de la Vème République et du régime d’exception dans lequel elle a été maintenue. A titre d’exemple, les termes de nos accords de défense et de coopération militaire avec plusieurs pays africains restent largement inconnus et les textes qui ont été présentés au parlement n’éclairent pas beaucoup la lanterne collective, compte tenu de la persistance manifeste de clauses secrètes.

Sur quels secteurs faire porter l’effort financier additionnel ? La « communauté du développement » ne souffre pas d’un déficit de « théories englobantes du développement », mais plutôt d’un trop-plein, les « modes » se succédant au contraire à une vitesse stupéfiante : consensus de Washington, ajustements structurels, Objectifs du millénaire pour le développement, Biens publics mondiaux, Lutte contre la pauvreté, Dead Aid / « Aide fatale », etc.

Nous ne nous risquerons pas ici à vouloir proposer une théorie du développement qui ’appuierait sur une liste restreinte de secteurs à financer prioritairement, mais plutôt quelques axes « discutables », en partant du principe que les Etats ou acteurs du Sud doivent de toute façon déterminer leurs propres stratégies et priorités sur lesquels les partenaires techniques et financiers doivent se greffer. En effet, les financements venant du Nord, parce qu’ils sont limités en montant par rapport aux besoins des pays en développement, doivent produire des effets démultiplicateurs pour permettre d’obtenir des résultats significatifs. Dans cet esprit, l’articulation entre coopération bilatérale et multilatérale doit être repensée pour confier aux opérateurs de l’aide les plus compétents sur chaque secteur la responsabilité ou le leadership en matière de partenariats techniques et financiers, afin de lutter contre la tendance naturelle à ce que chacun « fasse de tout ». L’éducation peut ainsi être au cœur de la lutte contre les inégalités. L’alphabétisation progresse en Afrique, mais la qualité de l’enseignement reste faible et les jeunes Africains souffrent de taux de chômage très élevés, au Sud du Sahara comme au Nord. Cela plaide pour des investissements significatifs dans l’éducation et sa qualité.

L’abandon des secteurs sociaux par les bailleurs de fond dans les années 1990 fut une regrettable erreur, impasse dans laquelle la France se trouve également coincée, puisque les enveloppes budgétaires en subvention destinées aux secteurs sociaux stagnent ou régressent au détriment des engagements en prêts. Les prêts sont utiles pour intervenir dans les pays émergents, notamment pour lutter contre le changement climatique, mais ils ne se substituent pas aux dons ! On ne répétera jamais assez le rôle fondamental de l’éducation dans les

processus de développement, son rôle dans l’émancipation des femmes, la maîtrise de la fécondité, l’amélioration de la santé de la population et, bien évidemment, sa contribution

à la création d’emplois et à la lutte contre la pauvreté. Une politique de coopération internationale, nécessairement limitée par ses moyens, doit se concentrer sur les secteurs susceptibles d’avoir des effets démultiplicateurs, faute de quoi elle ne serait qu’une goutte d’eau dans un océan d’obstacles au développement.

La gestion des biens communs de l’humanité (environnement, santé, etc.) est apparue de manière plus récente comme un objectif prioritaire. Il est logique, pour des socialistes et des internationalistes, de consacrer une attention importante aux biens publics, surtout lorsqu’ils

sont mondiaux et que leur rareté frappe plus durement les pays les plus pauvres. Dans ce domaine, qui n’est pas nécessairement coûteux, les échanges doivent avoir pour objectif une diffusion rapide de technologies et de bonnes pratiques d’économie d’énergie, de production propre d’énergie, d’aménagement urbain, etc., ensemble de politiques mutuellement bénéfiques.

Enfin, la promotion des échanges culturels reste un objectif philosophique. Les échanges culturels Nord-Sud constituent une richesse inestimable. La politique restrictive et étriquée de délivrance de visas pour les artistes ou les étudiants africains est non seulement un scandale, mais surtout un gâchis absurde et courttermiste qui privera, à terme, la France d’une part significative de son influence auprès de ses partenaires francophones.

La gauche doit porter une vision moderne de la politique de partenariat entre le Nord et le Sud. Plus transparente et démocratique dans sa définition, plus discutée avec nos partenaires, moins sensible aux modes de pensée mais surtout mieux dotée pour plus de solidarité, faute de quoi les discours sur la solidarité sonneraient très creux.

 

Conclusion

Les cinq grands enjeux évoqués dans ce texte ne suffisent pas à résumer la complexité de la relation franco-africaine.

D’autres grandes politiques nationales ont également une forte dimension africaine, qu’il s’agisse du partenariat économique et industriel à intensifier avec le Sud, thème survolé ici, de la politique migratoire, des échanges culturels, de la réforme nécessaire de l’audiovisuel extérieur ou encore de la défense de la Francophonie.

Cette contribution ne se veut donc en aucune façon exhaustive ou conclusive : l’ampleur du chantier de rénovation appelle à beaucoup de modestie et oblige à reconnaître le caractère impressionniste et exploratoire du texte présenté ici. La gauche devra donc, de manière

beaucoup plus systématique, questionner le « patrimoine » de politique africaine dont elle pourrait hériter en cas de victoire en 2012, tant le besoin de réformes vastes et profondes s’exprime chaque jour plus fort.

INTERVIEW EXCLUSIVE DE THOMAS MELONIO,DELEGUE AFRIQUE AU PS: sa vision sur les relations Franco-Africaine

THOMAS MELONIO NOMMÉ N°2 DE LA CELLULE AFRIQUE DU PRÉSIDENT FRANÇOIS HOLLANDE

 

Auteur : Thomas Mélonio , pour la Fondation Jean Jaures

Economiste, spécialiste de l’Afrique et des questions de développement, il travaille en particulier sur les méthodes de valorisation du capital humain. Animateur du cercle de réflexion « A gauche, en Europe », co-fondé par Dominique Strauss-Kahn, Pierre Moscovici et Michel Rocard. Oeuvre aujourd’hui à la structuration d’un mouvement social-démocrate au sein du parti socialiste. Il est délégué national en charge de l’Afrique au PS et représente à ce titre le PS au comité Afrique de l’Internationale socialiste.

Ce contenu a été publié dans Les Dossiers. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

2 réponses à Quelle politique africaine pour la France en 2012 ? , par THOMAS MELONIO

  1. gdfontaines dit :

    Je me méfie toujours en entendant les voix vouloir donner un cap par une speudo réflexion (surtout quand ça parle d’ONG, de biodiversité ..) sur l’avenir de la relation France – Afrique, et plus encore quand elles viennent de socialistes français .. je ne peux oublier le beau visage d’un Thomas Sankara offrant au monde sa vérité à un certain François Mitterand .. Quand on sait la fin de l’histoire commençons plutôt par se demander si l’Afrique veut bien de nos relations (Françaises ou Anglo-saxonnes d’ailleurs) et si oui de quelle manière car entre une droite complice et une gauche complaisante toutes leurs parôle pour l’instant c’est du bla bla bla. Les axes d’un réel développement c’est la construction d’hôpitaux, d’écoles, d’universités, de route, de centrales nucléaires de 4ème génération pour apporter de l’énergie à faible coût et en toute sécurité, c’est remettre en eaux le Lac Tchad et non penser couvrir le Sahara de panneaux solaires, c’est permettre au chemin de fer de se développer sur l’ensemble du continent, permettre à la production agricole d’être réalisée pour les besoin des populations, en finir avec le gel de terrain par les fourbes de la finance (BNP plus « grand détenteur » de terrains agricoles en Afrique) pour de la mono-culture jouable en bourse (tout comme le CO2), c’est permettre la transformation sur place des matières premières, c’est apporter notre savoir faire et nos technologies sans marchandage .. tout ceci c’est simplement respecter l’homme, les hommes et les femmes d’Afrique. Alors nous pourrons peut-être parler non pas de coopération mais juste d’amitié.

  2. ya kuenda dit :

    Les africains ont toujours cru au père noel, et pensé que la gauche progressiste, se débarasserait de la sulfureuse françafrique, mais la gauche n’a pas dérogé à celle-ci et a eu la même politique africaine que la droite.
    Qu’est ce que ce beau projet changera pour nous africains ?
    Comment croire que cette réflexion qui d’ailleurs est celle de tous les africains qui souhaitent le changement dans le continent, pourra être appliquer ?
    La real politik ne rattrapera pas cet ambitieux projet ?
    La vraie question est de savoir, si la France peut avoir des rapports non affairiste avec ses anciennes colonies ?
    Pour ma part, je pense qu’un partenariat gagnant-gagnant, entre la France et l’afrique francophone est souhaitable…mais à défaut, les africains devront s’affranchir de gré ou de force de la tutelle française.

    C’est au politiques français de choisir !

Laisser un commentaire