Roger Faligot
LA PALABRE : Quand Che Guevara, Ben Barka, Amilcar cabral, Fidel Castro et Hô Chi Minh préparaient la révolution mondiale, tel est le sous-titre de votre ouvrage LA TRICONTINENTALE . De quoi s’agit-il exactement ?
Roger FALIGOT : En janvier 1966, s’est réunie à Cuba une conférence représentant les mouvements de libération et des représentants de pays non-alignés des trois continents : Afrique, Asie et Amérique latine. C’est la Tricontinentale. Elle est conçue par Che Guevara (alors parti organiser la guérilla au Congo après une grande tournée dans toute l’Afrique début 1965), par des dirigeants comme Ahmed Ben Bella, le président de l’Algérie indépendante, et Medhi Ben Barka, le chef de l’opposition au roi Hassan II du Maroc. Les objectifs sont divers mais convergent avec l’idée de créer un axe du « tiers monde » militant face aux États-Unis. Et surtout prendre la défense des Viêtnamiens en guerre contre les USA.
LA PALABRE : Vous citez le marocain Ben Barka, le guinéen Amilcar Cabral…les africains étaient-ils des acteurs actifs ou de simples figurants de la Tricontinentale ?
Roger FALIGOT : Pas du tout. Il y a deux sortes d’Africains dans cette affaire : les dirigeants non-alignés de pays déjà indépendants et des responsables de mouvements de libération. Ben Barka est un diplomate international hors-pair de ce point de vue. Outre Ben Bella, Nasser d’Egypte, Nkrumah du Ghana, Modibo Keita du Mali soutiennent le projet. De nombreux mouvements de guerrilla sont présents : l’ANC de Mandela (alors en prison), le PAIGC (de Guinée-Bissau et du Cap Vert) d’Amilcar Cabral qui, avec ses amis d’Angola et du Mozambique vont faire imploser l’empire colonial portugais. Cabral les représente tous à la Tricontinentale.
LA PALABRE_: Est-ce par idéalisme que vous avez écrit cet ouvrage, n’êtes-vous pas nostalgique du tiers mondisme et du communisme qui ont échoué partout ?
Roger FALIGOT : Je ne suis pas nostalgique. En tant qu’historien d’investigation, j’essaie de comprendre et de restituer pour le lecteur ce que furent ces années 1960. Si vous lisez le livre, bourré de révélations, vous découvrirez qu’avec les témoignages et les documents auxquels on a accès aujourd’hui, on voit que l’URSS, et même la Chine ont essayé de saborder la Tricontinentale car ils avaient peur que tous ces mouvements leur échappe. Grâce aux archives et témoignages que j’ai recueillis à La Havane, j’ai vu comment Fidel Castro et ses amis à l’époque voulaient créer un équilibre qui leur permettrait d’échapper à la mainmise de Moscou et de Pékin, tout en brisant le blocus que leur imposaient les Etats-Unis. Quoiqu’on pense de la gestion des frères Castro aujourd’hui, c’était à l’époque une sorte de « troisième voie ». Et cela explique que quelqu’un comme le général de Gaulle s’est beaucoup intéressé aux potentialités de ce mouvement. Et que son amie Joséphine Baker – militante des droits afro-américains et des noirs en général, soit présente à l’invitation spéciale de Castro.
LA PALABRE : Mal connue, la Tricontinentale a t-elle influencé le cours de l’histoire contemporaine ?
Roger FALIGOT : À l’époque, elle a été un porte-voix de certains mouvements importants, notmment de décolonisation. Je prends deux exemples : d’abord, les négociations sur le Viêt-Nam et ensuite l’implosion de l’empire colonial à devenir indépendante mais a précipité le Portugal dans le bain de la démocratie. Ensuite, ce fut une école de formation pour de nombreux dirigeants – ceux qui n’ont pas été assassinés – dans la gestion de leur pays (Pedro Pires, adjoint de Cabral, devenu président du Cap-Vert) ou dans la diplomatie internationale : le chef de la délégation algérienne en 1966, Lakhdar Brahimi (ami de Ben Barka). Il est le représentant de l’ONU pour essayer de résoudre la crise syrienne ces jours-ci.
La Tricontinentale (26 euros) Parution: novembre 2013 Edition La découverte
Propos recueillis par Mingwa Biango « Palabre »
